En trois ans, de l'avant-Covid à la fin 2022, entreprises et administrations publiques ont créé plus de 1 million de postes de travail, soit une poussée de près de 5 %. Pendant ce temps, le produit intérieur brut n'a augmenté que de 1 %. La production par tête a donc reculé.
Or la « productivité du travail », comme disent les économistes, est un levier essentiel de la croissance. C'est elle qui a permis les Trente Glorieuses, la formidable progression du niveau de vie, la fantastique réduction du temps de travail au siècle dernier.Avant l'épidémie de Covid, elle avait déjà ralenti à moins de 1 % par an. Sans gain de productivité, nous serions condamnés à des horizons rabougris.Les écologistes naïfs pourraient se réjouir. Ils sont prompts à dénoncer le productivisme échevelé qui mènerait à sa perte la planète, ou plutôt l'espèce humaine. Mais ils confondent productivisme et ce qu'il faudrait appeler « productionnisme » : l'obsession de la hausse de la production. Le productivisme est au contraire un souci d'efficacité dans l'emploi des ressources. C'est donc… l'une des clés de la réussite de la transition écologique.
Il est donc utile de comprendre ce qui se joue dans la baisse récente de la productivité. Les économistes qui ont creusé la question ont identifié une cause : la montée rapide de l'apprentissage. Comptés comme des salariés, les jeunes apprentis commencent à peine à entrer dans la vie active. Ils passent plus de temps à se former qu'à produire, ce qui fait baisser la production moyenne par tête. C'est un effet transitoire, qui expliquerait le tiers de la récente baisse de productivité pour les experts de l'Observatoire français des conjonctures économiques, voire la moitié pour ceux de l'Insee.
D'autres causes expliquent le tassement. Depuis l'épidémie, le temps de travail a souvent baissé, avec notamment des arrêts maladie plus fréquents. Des entreprises peu efficaces continuent de vivoter alors qu'elles auraient disparu sans les dispositifs exceptionnels de soutien déployés par les pouvoirs publics lors des confinements. D'autres entreprises préféreraient maintenir des effectifs élevés par crainte d'avoir du mal à recruter. Ces mécanismes se retrouvent dans d'autres pays.Pas facile de retrouver les chemins de la productivité. Mais il y a une voie à explorer : la qualité du pilotage des entreprises, leur management. De nombreux travaux ont montré ponctuellement le rôle des équipes dirigeantes sur la productivité de leur entreprise. Trois chercheurs viennent de publier un travail plus large, car ils portent sur des milliers d'établissements.
Chad Syverson, de l'université de Chicago, Robert Metcalfe, de l'université de Californie du Sud, et Alexandre Sollaci, du Fonds monétaire international, ont convaincu deux chaînes de commerce de détail, l'une américaine et l'autre britannique, de leur confier toute une série de données sur 2.773 magasins et 3.584 managers. Ils ont scruté ce qui change quand un responsable passe de la tête d'un magasin à un autre, avec un indicateur basique - le chiffre d'affaires par salarié.Les résultats sont spectaculaires. A eux seuls, les managers expliquent entre le quart et le tiers des écarts de productivité d'un établissement à l'autre. Remplacer un responsable peu performant (parmi les 10 % les moins efficaces) par l'un des meilleurs (parmi les 10 % les plus efficaces) « pourrait accroître la productivité d'au moins 50 %, peut-être même la doubler », estime le trio d'économistes.Leurs travaux montrent aussi que les patrons de magasins les plus efficaces en temps ordinaire le sont restés lors de l'épidémie. Ou que leur performance ne dépend pas de critères objectifs comme l'ancienneté, le genre ou la distance par rapport au plus proche concurrent. « Des caractéristiques moins mesurables du manager, comme son style de leadership et son charisme, pourraient jouer un rôle important », supposent les auteurs.La qualité de la gestion se retrouve dans l'usage des ressources, au-delà du seul travail : « Les managers les plus productifs utilisent moins d'énergie. » Un constat qui confirme au passage que la productivité sera l'une des conditions de la transition énergétique.Une autre équipe de chercheurs a exploré un autre chemin de la productivité : le progrès technique. Erik Brynjolfsson, de l'université de Stanford, a regardé avec ses confrères du MIT de Boston, Danielle Li et Lindsey Raymond, les effets de l'introduction de ChatGPT dans des centres d'appels avec plus de 5.000 salariés.
L'outil d'intelligence artificielle générative a été mis à la disposition des employés pour les assister dans leurs entretiens téléphoniques. Il leur a permis de traiter 14 % d'appels en plus. Fait essentiel : les gains ont été les plus grands chez les salariés les moins qualifiés.C'est ce mécanisme qui a permis aux révolutions industrielles de la fin du XIXe siècle de profiter finalement au plus grand nombre, favorisant l'épanouissement des classes moyennes. Les chemins de la productivité ne sont pas encore complètement bouchés.