Marc Salaun, gérant d'une petite entreprise spécialisée dans la promotion immobilière, se rend depuis plus de treize ans tous les mercredis matin au tribunal de commerce de Bordeaux. Ce patron se consacre depuis 2010 bénévolement un à deux jours par semaine à la sauvegarde des entreprises du bassin bordelais. Chaque semaine, le rituel est le même. Flanqué d'une robe noire, d'une cravate blanche et entouré de deux autres juges, d'un greffier et parfois du procureur de la République, le juge se confronte à la vie et à la mort des entreprises. Affecté au suivi des procédures collectives, il écoute le greffier égrener les noms des dirigeants de sociétés, éreintés et souvent tendus, dont l'avenir est suspendu à la décision de la cour. « A chaque audience de procédures collectives, on prépare le matin les dossiers les uns après les autres, qui seront entendus un à un l'après-midi après un appel public, en chambre du conseil pour conserver la confidentialité », relate le président d'une chambre de procédure collective du tribunal de commerce de Bordeaux, qui comprend au total 60 juges. Une fois les dossiers entendus, analysés et délibérés, les juges donnent publiquement en fin d'audience leurs décisions, ou mettent le dossier en délibéré plus long, s'il y a un plan de redressement, de sauvegarde ou de cession à décider. « Pour une ouverture de redressement judiciaire, nous nommons un mandataire judiciaire et un juge commissaire et fixons un rendez-vous deux mois après avec le dirigeant afin de vérifier que la machine repart bien », ajoute Marc Salaun.
Des experts du droit
Alors qu'un projet de loi sur la justice prévoit d'élargir le champs de compétences des tribunaux de commerce aux activités agricoles et aux professions libérales et d'y intégrer des magistrats professionnels, l'instance est relativement méconnue des entrepreneurs. Les 134 tribunaux de commerce présents sur le territoire français - à l'exception de l'Alsace et de la Moselle pour lesquelles les litiges sont traités par la chambre commerciale du tribunal judiciaire - ont pourtant un rôle essentiel auprès des entreprises et un fonctionnement bien particulier : contrairement aux autres juridictions françaises, les juges des tribunaux de commerce sont des commerçants, des chefs d'entreprise en activité ou retraités élus par leurs pairs et des délégués consulaires, et ne sont pas rémunérés - ni salaire, ni indemnité - au titre de cette fonction. « Au-delà du fait qu'elle soit honorifique, cette fonction apporte beaucoup pour un juge, aussi bien sur un plan social, humain, qu'intellectuel. Les juges consulaires bénéficient d'une formation initiale en droit et en déontologie dans l'année qui suit leur élection, puis d'une formation continue chaque année de leur mandat. Ils prêtent serment lors d'une audience de rentrée solennelle sous l'égide du procureur de la République », explique Anne Bolland-Blanchard, avocate associée déléguée aux acteurs économiques pour le barreau de Lyon au sein du cabinet Fiducial Legal by Lamy.Au service des autres
François de Maublanc, qui a fondé il y a 40 ans la marque Aquarelle.com, spécialisée dans la livraison de fleurs, fait partie des 3.000 juges des tribunaux de commerce de France. Ce passionné de droit a candidaté auprès du président du tribunal de commerce de Paris et a prêté serment il y a 17 ans pour se mettre aux services des autres. « De par mes études, j'avais une nostalgie du service public et du droit, qui m'intéresse énormément intellectuellement. Ça fait du bien d'être dans un univers qui réfléchit à des problèmes complexes », concède le chef d'entreprise de 68 ans à la tête de 120 salariés. Il a délibéré des milliers d'affaires, tranchant majoritairement sur des contentieux et des litiges commerciaux qui portent sur les actes de commerce entre les entreprises, des ruptures brutales de contrat, de la concurrence déloyale ou des conflits entre associés.«Il y a chaque année des affaires compliquées dans lesquelles intervient le ministre de l'économie. Ce dont on se souvient surtout, c'est l'aspect collégial de la réflexion. Il n'y a pas d'enjeu de pouvoir, de carrière, d'égo, on présente des dossiers, on confronte des points de vue et on rend notre décision sans parti pris », explique François de Maublanc, vice-président du tribunal de commerce de Paris depuis trois ans. Des dossiers techniques qui demandent rigueur et préparation. Il peut travailler 5 ou 6 heures sur un dossier avant de rendre son verdict, sans compter les demi-journées d'audience qui se tiennent à Paris tous les 15 jours, les délibérés et le travail à la maison. Cela représente entre 15 et 20 heures de travail par semaine. Un travail qu'il fournit grâce à un solide bras droit au sein de l'entreprise qui lui permet de déléguer. Marc Salaun peut passer entre trois et huit heures par dossier, en plus du temps de préparation et d'audience pour la rédaction des jugements en temps caché. « J'ai diminué l'activité de mon entreprise. C'est un luxe que je m'offre de travailler au tribunal du commerce », estime le chef d'entreprise. « C'est parfois très dur »
Un écosystème riche, unique et pourtant parfois éprouvant. « C'est parfois très dur. Nous pouvons ressortir des audiences le moral dans les chaussettes », reconnaît Marc Salaun, qui constate depuis le début de l'année en Gironde une augmentation de 30 % des procédures collectives par rapport à 2019. Des couples qui volent en éclat, des maisons mises en garantie saisies, des dépressions, des divorces à la suite de dépôt de bilan… Le président de la chambre N°4 de procédures collectives du tribunal de commerce de Bordeaux a aussi connu des issues plus joyeuses. « Je me rappelle d'un jeune couple qui demandait la liquidation de leur société. Ils n'avaient pas la trésorerie nécessaire pour payer les dettes, mais l'activité était plutôt saine. Après l'analyse de leur dossier le matin, nous avons acté un redressement pour geler les dettes et réactiver la société. Sortis après un an avec un plan de continuation, on n'a plus de nouvelles d'eux depuis trois ans, ce qui signifie que ça s'est bien terminé », raconte-t-il. La priorité pour les chefs d'entreprise doit être, selon Marc Salaun, d'anticiper les difficultés et de ne pas hésiter à questionner la cellule prévention du tribunal de commerce à la moindre interrogation sur l'état de leur entreprise, ceci en toute confidentialité. « Nous sommes là pour les aider. Plus vite ils viennent, plus on a de chance de sortir par un redressement plutôt que par une liquidation. Il est possible de réparer le moteur, à condition toutefois qu'ils arrivent avec un minimum d'essence et de trésorerie », martèle-t-il.