Deux semaines après l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale, les marchés auraient-ils déjà retrouvé leurs esprits ? La semaine dernière, la Bourse de Paris a rebondi (+1,67 %), la prime de risque sur les taux français s'est quasiment stabilisée et le Trésor a réussi à placer plus de 12 milliards d'euros de dette sur le marché. Mais il s'agit d'une accalmie en trompe-l'oeil. Tant qu'ils n'auront pas le résultat des élections législatives et qu'ils ne pourront pas en évaluer l'impact sur les finances publiques, les investisseurs resteront nerveux. Pour preuve, les taux français sont plus que jamais sous pression.Vendredi, ils n'ont pas profité du mouvement de détente sur les marchés obligataires européens, lorsqu'il est apparu que l'activité du secteur privé avait ralenti en juin en Allemagne et en France. Au contraire, après l'annonce du chiffrage du programme du Nouveau Front populaire, ils ont quasiment retrouvé le niveau auquel ils étaient grimpés juste après la dissolution (3,21 %). Résultat, le « spread » (écart) de taux à 10 ans entre la France et l'Allemagne a terminé la semaine à 80 points de base. Il n'avait pas atteint un niveau aussi élevé en fin de séance depuis novembre 2012.

La dégradation de la signature de la France est-elle durable ?

Au lendemain de l'annonce de la dissolution, la perception par les marchés de la qualité de la signature de la France s'est dégradée à une vitesse inédite depuis la crise de la zone euro. Et, signe que la défiance perdure, le spread demandé par les investisseurs pour prêter à la France plutôt qu'à l'Allemagne, véritable baromètre du risque « France », s'est ensuite stabilisé à un niveau élevé, avant de remonter encore un peu. La hiérarchie des emprunteurs est en train de changer. Les taux français à 10 ans ont dépassé les taux portugais de même échéance et ils se rapprochent des espagnols. Ce qui donne une idée du pessimisme des investisseurs. La France, dans le bas de la catégorie double A, est toujours mieux notée que l'Espagne et le Portugal, tous deux en catégorie simple A. Un certain nombre de professionnels des marchés estiment que la signature de la France est durablement dégradée. Le responsable de la stratégie taux de Société Générale, Adam Kurpiel, évoque un « changement de régime » pour la dette française. Même dans le scénario où le parti présidentiel sortirait vainqueur du scrutin législatif, « la prime de risque idiosyncratique sur les obligations françaises se réduirait mais ne disparaîtrait pas » et le spread ne reviendrait pas, selon lui, sous 50 à 55 points de base.

Jusqu'où peut monter le spread ?

Longtemps, la France a bénéficié d'un statut un peu hybride aux yeux des investisseurs. Sans être - et de loin - aussi vertueuse que les pays du Nord, Allemagne et Pays-Bas en tête, elle disposait d'un meilleur traitement que les pays d'Europe du Sud. Il faut dire que les agences de notation ont longtemps eu un traitement plutôt favorable de la France, en raison de sa grande stabilité politique. Mais cette vision est en train de changer. Depuis l'annonce de la dissolution, le taux français à 10 ans a évolué dans la même direction et au même rythme que son équivalent italien. Il a terminé la semaine à 3,21 %, contre 3,10 % avant les élections européennes.

Quant au spread, actuellement à 80 points de base (pb), pourrait-il aller jusqu'à 150 pb comme le spread italien ? La France a déjà dépassé ce niveau pendant la crise de la zone euro. Son taux à 10 ans pourrait encore progresser après les élections. « Il n'est pas impossible qu'un jour, et cela peut paraître fou, le rendement français soit l'équivalent du rendement italien », a déclaré Nicolas Forest, directeur des investissements chez Candriam, jeudi sur Bloomberg TV, tandis qu'Adam Kurpiel estime, lui, que le spread français pourrait trouver un point d'équilibre entre 75 et 90 pb en cas de victoire du RN.

Le coût de financement de l'Etat français va-t-il exploser ?

La question se pose avec d'autant plus d'acuité que ce renchérissement du coût d'emprunt arrive à un mauvais moment pour la France. Bercy affiche pour 2024 un programme d'émission record de 285 milliards d'euros. Et de tous les pays européens, c'est elle qui a encore le plus gros volume de dette- un peu plus de 100 milliards - à lever d'ici à la fin de l'année.

Mais l'impact des turbulences de marché pour les finances publiques reste pour l'instant limité. D'abord parce que le taux français à 10 ans a progressé de 0,6 point de pourcentage depuis le début de l'année, ce qui est significatif mais pas dramatique. Et à 3,21 %, il reste inférieur ou égal aux niveaux moyens où il évoluait avant que la Banque centrale européenne ne lance ses programmes d'achats massifs d'obligations en 2015. Pour l'instant, la France s'endette un peu moins cher que l'an dernier, à 2,86 % en moyenne depuis janvier (toutes échéances confondues), contre 3,15 % en 2023, son record depuis 2008. Ensuite, les 285 milliards d'euros d'émissions de cette année ne représentent que 11 % de l'encours total de la dette de marché de l'Etat, qui s'élève à 2.508 milliards. Les hausses de taux n'ont donc pour l'instant qu'un effet marginal sur le coût global de la dette.

La Bourse de Paris peut-elle remonter la pente ?

Après avoir vécu sa pire semaine en deux ans dans la foulée de la dissolution, le CAC 40 a repris ses esprits ces derniers jours, signant même jeudi sa meilleure performance depuis le 26 janvier (+1,34 %). Sans l'écarter, analystes et investisseurs jugent moins probable le scénario d'une majorité absolue pour le RN ou le Front populaire. L'hypothèse la plus attendue, celle d'une France paralysée par une Assemblée nationale sans majorité claire, n'est toutefois pas de nature à rassurer. La volatilité devrait rester forte au cours des prochaines semaines et la Bourse de Paris sans direction claire le temps que se dessine l'issue de la crise politique.L'heure est donc à la prudence, mais plus à l'émoi démesuré. « Les investisseurs continuent d'évaluer les conséquences potentielles du scrutin [mais] ne semblent pas trop inquiets », pointent les analystes de Barclays. Leurs homologues d'UBS et de JP Morgan s'accordaient aussi, la semaine dernière, pour dire que cette période de volatilité et de repli pourrait offrir des « opportunités ».La bonne santé des champions boursiers français explique cet optimisme - même s'il reste mesuré. Les trois années de profits record enregistrées en sortie de crise du Covid les ont renforcés et la très forte internationalisation de leurs activités rend une bonne partie d'entre eux moins vulnérables aux remous politiques français.

Pourquoi toute l'Europe boursière souffre-t-elle de la crise politique en France ?

La Bourse de Paris n'est pas la seule à avoir souffert depuis l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale. L'indice paneuropéen STOXX 600 a perdu près de 2 % ces deux dernières semaines, quand Wall Street se hissait dans le même temps à des sommets inédits, avec une hausse de plus de 2 % de l'indice S&P 500 sur la période. Les introductions en Bourse qui avaient entamé une nette reprise en Europe depuis le début de l'année sont désormais à l'arrêt. L'italien Golden Goose a renoncé cette semaine à son IPO à la Bourse de Milan, tandis que l'espagnol Tendam, propriétaire de la marque Springfield, a repoussé son introduction à la Bourse de Milan après l'été. Dans les deux cas, ils ont justifié leur décision par l'instabilité des marchés.

Un changement de gouvernement à Paris pourrait par ailleurs avoir des conséquences lourdes à Bruxelles. Paris est une force de proposition importante en Europe, notamment sur des dossiers clés pour les investisseurs, comme par exemple l'Union des marchés de capitaux. Rien ne dit que le prochain locataire de Bercy reprenne à son compte les conclusions du récent rapport Noyer, qu'il s'agisse de la création d'un produit d'épargne européen ou de la mise en place d'une véritable supervision unique des marchés de capitaux sous l'égide de l'Esma, le gendarme européen, qui n'a que des pouvoirs limités.

L'euro est-il menacé ?

Depuis l'annonce de la dissolution en France, l'euro a fait preuve de résistance. Il a seulement perdu 1 %, face au dollar, évoluant entre 1,07, son niveau actuel, et 1,0850 dollar. Les banques interrogées par Bloomberg n'anticipent pas de violentes secousses cet été. Pour elles, l'euro s'établira autour de 1,08 dollar en septembre, avec un écart de prévisions de 1,04 à 1,12 dollar. Le « risque de crédit » de l'euro (lié à la cohérence budgétaire de la zone euro) est réparti et dilué sur les 20 pays qui ont opté pour la monnaie commune. Cette dernière a ainsi bien résisté à l'augmentation de la prime de risque sur la France, matérialisée par l'écart de rendement (« spread ») entre la dette d'Etat à 10 ans française et son homologue allemande.Même si la deuxième économie de la zone euro, la France, traverse des turbulences politiques, la crise actuelle n'est pas existentielle et systémique comme en 2010-2012. A cette époque, un risque de contagion et de déstabilisation menaçait l'avenir de la monnaie européenne. Le Rassemblement national, en tête des sondages aux législatives, a renoncé à sa volonté de sortir de l'euro, ce qui apaise en partie les craintes des marchés. La monnaie européenne pourrait connaître un regain de volatilité à mesure que l'échéance des législatives françaises approche. Toutefois, « ce risque électoral pour l'euro est bien moins important qu'il ne l'est pour le dollar avec les élections présidentielles de novembre aux Etats-Unis », constate le stratège changes d'une banque.

Les entreprises et les banques françaises vont-elles avoir plus de mal à se financer sur le marché ?

Les tensions sur la dette française ont eu des répercussions sur le marché du crédit. En Europe, peu de grandes entreprises, et encore moins de banques, se sont risquées à émettre de nouvelles obligations la semaine dernière. Bloomberg chiffre le volume hebdomadaire d'émissions « corporate » à 10,5 milliards d'euros, le montant le plus faible depuis le début de l'année. Les banques, d'ordinaire très actives, ont placé moins de 1 milliard de dette.Les entreprises françaises, qui représentent pourtant environ 25 % du marché, préfèrent attendre des jours meilleurs. Seul Legrand a emprunté 600 millions d'euros à 10 ans. « Les expériences passées, depuis 2007, ont montré la sensibilité des émetteurs français au spread OAT-Bund, surtout pour le secteur financier », indique Philippe Berthelot chez Ostrum. Si le stress de marché se prolonge, « cela aura un impact sur la capacité de financement des banques », prévient-il.

La compétitivité de la place de Paris est-elle menacée ?

C'était l'une des priorités d'Emmanuel Macron lors de son arrivée au pouvoir dans la foulée du Brexit : faire de Paris le nouveau centre de la finance européenne. Son gouvernement a multiplié les mesures pour attirer les exilés de la City à Paris : baisse de l'impôt sur les sociétés, amélioration du régime d'impatriation, réforme du Code du travail… L'offensive de charme du président français auprès des grands acteurs de la finance mondiale, ponctuée par ses rendez-vous annuels Choose France au château de Versailles, a porté ses fruits. Bank of America, JP Morgan, Goldman Sachs ou Citigroup ont fait de Paris leur tête de pont en Europe continentale, notamment pour les opérations sur les marchés.

L'une des dernières lois votées au Parlement, début juin, visait justement à renforcer encore l'attractivité de la place de Paris. Désormais, la perspective d'un gouvernement dominé par les extrêmes menace de saper ces efforts. Le retour d'un impôt sur la fortune, la mise en place d'une préférence nationale ou encore l'extension du périmètre de la taxe sur les transactions financières, autant de mesures défendues soit par le Rassemblement national soit par le Nouveau Front populaire, causeraient du tort à Paris, concurrencée en Europe continentale par Amsterdam ou Francfort. Sans compter que la City de Londres séduit à nouveau les géants de la finance mondiale. La Bourse de Paris pourrait également en faire les frais. Avant même le choc de la dissolution, TotalEnergies avait annoncé avec fracas envisager une double cotation à Wall Street. Une réflexion encore en cours, qui doit aboutir à des propositions concrètes en septembre. Nul doute que d'autres pourraient s'en inspirer.

Une intervention de la BCE est-elle envisageable ?

En cas de crise, la Banque centrale européenne volera-t-elle au secours de la France ? Théoriquement, elle le peut. En parallèle de la fin, en 2022, de son programme d'achat d'actifs urgence pandémie, l'institution de Francforts'est dotée d'un nouvel outil. Baptisé « Instrument de protection de la transmission » [de la politique monétaire] ou IPT (TPI en anglais), il permet à la banque centrale d'acheter les titres de dette souveraine d'un Etat qui serait attaqué de façon injustifiée. Un moyen de faire baisser les taux, et donc les écarts de taux (spreads) avec les autres pays de la zone euro, et au final de décourager les spéculateurs.

Si le spread entre la France et l'Allemagne devait progresser de façon incontrôlée, le TPI serait mis en oeuvre. Mais pas à n'importe quel prix. D'abord, il faut que la hausse soudaine des taux ne s'explique pas par des raisons fondamentales. Autrement dit, si la politique ultra-dépensière d'un nouveau gouvernement aggravait le déficit et poussait les investisseurs à exiger une plus grosse rémunération, la BCE n'interviendrait probablement pas. De même, le pays candidat à une aide doit respecter le nouveau cadre budgétaire de l'Union européenne. Comme l'a rappelé Christine Lagarde, la présidente de la BCE, le fait qu'un pays soit, comme la France, sous le coup d'une procédure pour déficit excessif ne l'exclut pas de facto du dispositif. Mais il devra prendre en compte les préconisations de Bruxelles.

Une crise comparable à la crise du mini-budget au Royaume-Uni peut-elle se produire ?

« Si le RN applique son programme, une crise de la dette est possible en France. » Tel est l'avertissement lancé le 11 juin par Bruno Le Maire, ministre de l'Economie et des Finances. Depuis, le Rassemblement national a revu son programme économique, reportant notamment l'assouplissement de l'âge de départ à la retraite. Mais l'avertissement vaut pour le prochain gouvernement, de quelque bord qu'il soit. La France est dans le collimateur de Bruxelles après les dérapages de ses comptes publics et fait l'objet d'une attention particulière des agences de notation. Toute réforme qui entraînerait de nouvelles dépenses (baisse d'impôt, aides aux ménages…) sans être financée pourrait faire réagir fortement les investisseurs et faire flamber les coûts d'emprunt de la France.

En septembre 2022 au Royaume-Uni, le gouvernement de l'éphémère Première ministre Liz Truss avait présenté un mini-budget qui prévoyait des baisses d'impôts massives et non financées. En réaction, le taux à 10 ans britannique avait bondi de 60 points de base en deux jours. La Banque d'Angleterre était intervenue car la situation devenait incontrôlable. Une spirale infernale s'était mise en place. Au coeur du problème, les stratégies dites LDI (Liability Driven Investment), très utilisées par les fonds de pension car elles permettent, par l'utilisation de produits dérivés, de sécuriser les montants promis aux retraités. A priori, ces stratégies étant peu utilisées en France par les compagnies d'assurances, le mécanisme de transmission ne serait pas le même. Le risque de panique du marché, en cas d'annonce jugée déraisonnable, n'en demeure pas moins réel.