L'inquiétude gagne du terrain dans les territoires. Depuis septembre, les annonces de sites industriels fragilisés et menacés par des réductions d'effectifs, voire des fermetures, laissent augurer d'une séquence noire sur le front de l'emploi.

La Semaine de l'industrie s'est ouverte lundi sous un ciel chargé de nuages. D'après les remontées de terrain (non exhaustives) réalisées, région par région, par « Les Echos », aucune partie de l'Hexagone n'est épargnée par cette vague menaçante. Depuis septembre, au moins une quarantaine de sites, où plus de 50 emplois sont à chaque fois touchés, sont sur la sellette : ils ont été placés en redressement judiciaire, liquidés ou ont annoncé des plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) pour tailler dans leurs effectifs. Au total, quelque 7.500 salariés y sont menacés. Dans plusieurs bassins d'emplois, ce sont plusieurs fermetures de sites qui ont été annoncées pour 2025 ou 2026. Outre le choc créé par Michelin, qui a condamné les usines de Cholet (Maine-et-Loire) et de Vannes (Morbihan), mettant plus d'un millier de salariés sur le carreau, c'est le cas de Delpeyrat, qui a programmé la fin des deux abattoirs de Vic-Fezensac (Gers) et Sèvremont (Vendée), comme de l'équipementier automobile Valeo pour ses sites de La Suze-sur-Sarthe (Sarthe), L'Isle-d'Abeau (Isère) et son centre de recherche de La Verrière (Yvelines). Ou encore de l'usine du fabricant de matériel médical Steris à Haillan (Gironde), qui baissera le rideau l'an prochain.

« On enregistre une augmentation très forte des plans sociaux et on assiste à des fermetures de sites qu'on n'avait plus vues depuis quatre ou cinq ans », analyse Alain Petitjean, directeur associé du groupe Alpha, cabinet de conseil en relations sociales, spécialisé dans l'accompagnement en cas de PSE. Appelés aussi « plans sociaux », ces dispositifs doivent être mis en place lorsqu'une entreprise de 50 salariés ou plus licencie au moins 10 salariés, avec des mesures de reclassement obligatoires.

Signaux faibles

« Les employeurs ne peuvent plus faire le gros dos. On est dans de vrais plans de restructuration, entraînant de nombreuses suppressions de postes », reprend Alain Petitjean. Difficile d'avoir des chiffres précis sur le plan national. Les derniers chiffres de la Dares - l'office statistique du ministère du Travail, et qui recense les PSE en France, ces derniers devant être soumis à la validation de l'Etat - remontent au troisième trimestre 2023, avec 159 procédures initiées, soit un doublement par rapport à la même période un an plus tôt. Mais il faudra attendre, selon la Dares, la fin de l'année, voire janvier 2025, pour en avoir de plus récentes, « la production de ces données ayant rencontré quelques difficultés ».

Certains territoires semblent particulièrement impactés. C'est le cas des bastions industriels du Nord ou de l'Est, ou en ce moment, de l'ouest de la France, touché par la déflagration Michelin. En revanche, le bassin niçois, moins industriel, subit moins durement le choc. Stéphane Haussoulier, le président divers droite de la Somme, a pris sa plume, début novembre, pour alerter le ministre de l'Economie, Antoine Armand, sur la situation de son département où « 1.500 emplois sont directement en danger ». Fortement marqué par la désindustrialisation, et traumatisé notamment par la fermeture de Goodyear il y a dix ans, la Somme est sonnée par les difficultés de la très prometteuse société Ynsect à Amiens, en procédure de sauvegarde, et par la fermeture en 2025 de l'usine de robinetterie Watts à Hautvillers-Ouville.

Le souvenir de 2008-2009

« On n'est pas encore dans une vague de désindustrialisation, mais il y a beaucoup d'interrogations. Au-delà de celles qui communiquent, beaucoup d'entreprises souffrent en silence. Il faut faire attention à ces signaux faibles », insiste l'élu. Facteur aggravant : contrairement aux secousses qui ont touché ces derniers mois des secteurs spécifiques en raison de ruptures de modèle - l'habillement, le transport, l'immobilier, la construction, et de manière très brutale, toute la filière automobile - les alertes semblent aujourd'hui toucher toute l'industrie. Au tribunal de commerce de Lille, qui traite des entreprises locales en difficulté ainsi que celles dépassant les 250 salariés et 20 millions d'euros de chiffre d'affaires sur les cinq départements des Hauts-de-France, on fait grise mine.

« Fin octobre, sur les dix premiers mois de 2024, les défaillances concernaient 6.000 salariés. C'est le double de la même période un an plus tôt. Les entreprises fragilisées sont toujours plus grosses », s'alarme Eric Feldmann, son président. « Les plans sociaux ? On en a déjà et on en aura encore », affirme-t-il, évoquant ces 173 procédures de prévention ouvertes sur la même période (contre 80 un an plus tôt), impliquant au total 17.000 salariés. Certaines de ces entreprises mettent en place des PSE pour éviter la faillite. « Cette période me fait penser à une époque, celle de la crise de 2008-2009, même si on n'en est pas encore là », glisse-t-il. La très industrielle Auvergne-Rhône-Alpes est elle aussi impactée. « Nous sommes en train de les recenser sur le territoire mais, à ce stade, on voit déjà une augmentation des plans sociaux et pas seulement dans les grands groupes », souligne Pierrick Aillard, secrétaire général de la CFDT pour la région, qui évoque, derrière les annonces des Michelin, Valeo, Sanofi, l'effet de cascade sur le tissu de sous-traitants et les fournisseurs. Parmi les gros sujets d'inquiétude : les « 5.000 salariés de la chimie qui pourraient être impactés en Isère et dans le Rhône à la suite des difficultés de Vencorex », un fabricant de composants pour peintures industrielles de 450 salariés, près de Grenoble, placé en redressement judiciaire.

« On baisse la garde »

Croissance atone, coût de l'énergie, consommation qui ne redécolle pas, tassement des marges, investissements en baisse, et durcissement des perspectives internationales… « Les Jeux Olympiques, cet été, ont caché ces mauvais indicateurs qui se dessinaient déjà depuis 2023. Du coup, le frein est brutal », décrypte Alain Petitjean, qui souligne également le « phénomène massif de déstockage qui risque de se répercuter encore en 2025, entraînant l'arrêt de commandes de la part des entreprises à leurs fournisseurs » car elles écoulent leurs stocks.

Le ministre de l'Economie n'a pas caché la perspective de difficultés à venir, jugeant « probable » début novembre, devant les sénateurs, « qu'il y ait d'autres mauvaises nouvelles économiques dans le courant des mois à venir ». « Il faut s'y préparer », a-t-il insisté. De son côté, Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT, a évoqué près de 200 plans de licenciements en cours ou redoutés. Reprenant peu ou prou les chiffres de l'OFCE, l'Observatoire français des conjonctures économiques, la syndicaliste a affirmé que plus de 150.000 emplois étaient menacés dans les mois à venir.

A rebours de ce tableau, Sébastien Martin, président divers droite du Grand Chalon, affirme ne pas constater, pour l'heure, « d'augmentation de plans sociaux » sur son territoire, mettant l'accent sur « une série d'inaugurations à venir avec sept nouvelles usines en train de sortir de terre » (Vicky Foods, Atlantic, Maroquinerie Thomas…). Mais un indicateur, plus sournois, inquiète celui qui est à la tête de l'association Intercommunalités de France : « le coup d'arrêt soudain de nouveaux projets ». « En général, l'été est propice à la prise de contact par les investisseurs. Il n'y a rien eu cette année », alerte l'élu, très impliqué dans la réindustrialisation des territoires. « Ce qui me perturbe le plus, c'est le silence et l'apathie du gouvernement actuel sur la politique industrielle, tance-t-il. On est en train de baisser la garde. »