Va-t-on vraiment sonner le glas de la « France aux 400.000 normes » ? Des parlementaires ont remis ce jeudi, à Bercy, leur rapport visant à simplifier la vie des entreprises. A cette occasion, arguant que la complexité « a un impact sur notre activité mais aussi un impact moral sur l'esprit des entrepreneurs », Bruno Le Maire, le ministre de l'Economie, a jugé qu'il y avait « urgence à réagir car, parfois, la situation confine à l'absurde » et qu'il fallait « revoir la relation entre l'administration et les chefs d'entreprise ».

Promise par les gouvernements successifs sans jamais atteindre l'objectif, la simplification administrative fait toujours partie des dossiers prioritaires brandis par l'exécutif. Un projet de loi a été annoncé pour le printemps. Pour le nouveau Premier ministre, Gabriel Attal, ces « 60 milliards d'euros que nous perdons à cause des démarches et des complexités de notre quotidien » sont un « fardeau » dont il faut libérer les chefs d'entreprise, TPE-PME en tête. « De nécessité, la simplification est devenue un enjeu », résume Thomas Bourghelle, vice-président du Centre des jeunes dirigeants.

Invités à formuler leurs doléances sur une plateforme, les dirigeants ont répondu en masse. Parmi les 5.500 demandes épluchées fin janvier par le cabinet d'Olivia Grégoire, la ministre déléguée chargée des entreprises, ils ont appelé à alléger les formulaires, à simplifier la fiche de paie ou déclaration des charges, à éviter l'empilement des normes et à réviser les droits sociaux.

Le gouvernement a d'ores et déjà officialisé la mise en place de « tests PME », réclamé par la Confédération des petites et moyennes entreprises. Ils permettront d'évaluer en amont le coût et la pertinence d'un nouveau texte. Echaudés par ce serpent de mer du « choc de simplification », les chefs d'entreprise attendent de voir pour se réjouir. Interrogés par « Les Echos », Ils témoignent de la complexité, des redondances, du temps passé et des gains perdus.

« Un vice de procédure bénin et c'est reparti pour six mois »

A l'automne 2018, Atos Racks ferme son usine de Carros, près de Nice (Alpes-Maritimes), qui emploie 52 salariés. Les pertes atteignent 20 % du chiffre d'affaires, l'idée est de rapatrier l'activité sur le site de Glos, dans le Calvados. Le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), avec les mesures de reclassement des salariés, est soumis à la Direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets), et validé en mai 2019. Mais pour les sept salariés protégés, représentants du personnel, le licenciement doit être soumis à l'autorisation préalable de l'inspection du travail.

« Un vice de procédure bénin a fait que le tribunal administratif a invalidé la décision. Nous sommes repartis pour six mois d'enquête, avec des documents à fournir à nouveau, des éléments économiques qui avaient évolué entre-temps », raconte Philippe Bouquet, dirigeant de cette entreprise de 350 salariés, qui a déboursé « 150.000 euros » pour le paiement des salaires pendant ces mois de suspension. S'y sont ajoutés d'autres couacs administratifs pendant la procédure et des délais supplémentaires. « Il faut évidemment des lois qui protègent les salariés, mais comment expliquer que l'on ne juge pas le dossier de la même façon selon qu'on est salarié ou salarié protégé ? Cela complique tout », regrette-t-il. Fragilisé, Atos Racks a sollicité un prêt de 300.000 euros à taux zéro mis en place par le conseil régional de Normandie pour les entreprises en difficulté.

Autre complexité : le dispositif d'activité partielle de longue durée (APLD), auquel l'entreprise a recouru en 2020-2021 pour une vingtaine de personnes. Si Philippe Bouquet salue les aides financières, il tacle la lourdeur de la procédure ; la demande doit être faite tous les six mois à l'administration, après information auprès du comité social et économique. Et puis, lorsque le dispositif a été prolongé d'un an en décembre 2023, les règles ont été changées, et Philippe Bouquet, pas au courant, s'est heurté à des difficultés lors de sa nouvelle demande. Des semaines à tenter de résoudre le problème. « Nous ne parvenions pas à télécharger le formulaire. Même la Dreets n'était pas au courant », lâche-t-il.

« Le reporting extra-financier est une usine à gaz »

Un acronyme donne depuis des mois des sueurs froides aux dirigeants : CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), du nom de la directive européenne qui impose aux entreprises de plus de 250 salariés de mettre en place un reporting extra-financier, sur les actions menées en matière de développement durable. A partir du 1er janvier 2025, elles devront y passer, entraînant leurs PME sous-traitantes dans leur sillage.

Le patron de Sisley (1 milliard d'euros de ventes et 4.600 salariés) y travaille activement depuis deux mois. « Nous sommes tous obligés de prendre des cabinets conseils car il est impossible de le faire seul tant le sujet est complexe », rage Philippe d'Ornano, fustigeant le fait « que la France est le seul pays européen à avoir mis en place des sanctions pénales en cas de non-respect ». Sisley a fait le calcul : il faudra mettre en place plus de 1.000 indicateurs, avec un coût estimé pour le recours à un consultant « entre 200.000 et 250.000 euros la première année pour créer le dispositif, puis 100.000 euros par an pour en assurer le suivi ». « C'est un peu la même usine à gaz que pour la loi Sapin 2 » sur la transparence et la modernisation de la vie économique, fustige celui qui est aussi vice-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire. Pour les 6.000 ETI tricolores, il évalue la facture de la CSRD à 1,2 milliard d'euros.

Autre coup de sang de Philippe d'Ornano : la réglementation Triman sur les écoemballages. Elle impose d'apposer un logo indiquant qu'un produit doit être trié ou rapporté dans un point de collecte. « Cela nous oblige à faire revenir les produits des parfumeries, à changer tous nos packagings, voire à les jeter », peste le dirigeant, qui a chiffré la charge à « 216.000 euros et 135 jours-hommes de travail ». « Le pire, glisse-t-il, est que la directive européenne qui doit sortir dans deux ans nous obligera sans doute à tout refaire… »

« L'addition des procédures est lourde »

Catherine Guerniou, qui dirige La Fenêtrière, une PME de menuiserie artisanale du Val-de-Marne (2,9 millions d'euros de chiffre d'affaires pour 13 salariés), n'est pas du genre à éviter les normes et labels. Pour faire la différence avec les produits d'importation, elle s'est lancée dans une labellisation Afnor « Engagé RSE ». « Nos engagements pour être une entreprise vertueuse nous demandent beaucoup d'implication administrative », explique-t-elle.

Avec un atelier de production tout juste supérieur à 1.000 m2, son entreprise est soumise au décret tertiaire, la réglementation sur les économies d'énergie dans les bâtiments. Soit, mais elle n'aura pas droit à l'accompagnement subventionné de Bpifrance pour son bilan énergétique. Une bête question de seuil. Le dispositif, Diag Eco-Flux, n'est pas accessible aux entreprises de moins de 20 salariés. Au-delà des 4.000 euros à débourser, Catherine Guerniou en a été quitte pour mobiliser une personne à temps plein pendant une semaine, sans compter le recours à un consultant. Mais le décret tertiaire exige surtout d'enregistrer tous les ans les consommations d'énergie sur une plateforme de l'Ademe. « Les chiffres sont nécessaires, concède Catherine Guerniou, mais la collecte de données et la saisie représentent un gros travail pour une petite entreprise qui dispose de peu de temps pour faire du reporting. Un rythme trisannuel pourrait convenir, d'autant qu'il faut nous laisser le temps de procéder aux changements. »

Sous le poids de ses diverses obligations administratives liées à la transition et à la responsabilité de l'entreprise - elle est aussi soumise à la responsabilité élargie des producteurs (REP) -, la PME a recruté une alternante en développement durable. Pour Catherine Guerniou, qui s'est portée volontaire pour le test PME sur la CSRD, « l'addition des différentes déclarations est lourde ». Et pas seulement pour elle d'ailleurs : la cheffe d'entreprise a dû changer d'expert-comptable. Son prestataire n'était pas assez au fait des nouvelles procédures.

« Personne n'est capable de décrypter la norme qui s'applique »

Un frein à l'innovation et au made in France. Tel est le sentiment de Clémence Huignard, fondatrice et directrice générale de Nailmatic, 4 millions de chiffre d'affaires et une quinzaine de salariés. A mi-chemin entre les secteurs du jouet et de la cosmétique, la dirigeante s'est retrouvée l'an dernier épinglée par la DGCCRF (le gendarme de la concurrence et des fraudes), avec contrôle dans les locaux, pour non-conformité de l'étiquetage d'un kit de fabrication de boules de bain. « Dans les cosmétiques, la règle, que nous avons suivie, est de noter : 'Ne convient pas aux enfants de moins de 7 ans'. Dans le jouet, il faut : 'Tenir ce coffret hors de portée des enfants de moins de 7 ans' », explique-t-elle. Mais Nailmatic peut relever des deux secteurs. « Notre interlocuteur de la sous-direction de la normalisation, de la réglementation des produits et de la métrologie à Bercy n'était lui-même pas très sûr de ce qu'il fallait faire », raconte-t-elle. Comme « personne n'est capable de décrypter la norme qui s'applique », elle s'est tournée vers des experts, à 150 euros l'heure d'entretien, mais redoute les surcoûts éventuels d'un réétiquetage de son stock.

Clémence Huignard veut aujourd'hui anticiper le lancement de la prochaine innovation, un savon pâte à modeler pour enfants, prévu en juin. Mais déjà, des complications émergent : jouet et cosmétique divergent sur l'âge d'usage de ce type de produits. « Le nôtre est conforme, la DGCCRF l'a testé, mais on nous demande encore de procéder à nos propres tests, pour chacun des secteurs », explique-t-elle. Plus triste, pointe la dirigeante, les effets de cet imbroglio sur la petite équipe, notamment marketing, qui a le sentiment de ne pas pouvoir innover. « On nous pousse à acheter des formules toutes prêtes », déplore-t-elle.

« Un climat de défiance perceptible »

Des messageries robotisées, des mails avec des adresses auxquelles on ne peut répondre, « une déshumanisation et des situations ubuesques », dit Pierre Guillet, en évoquant certains contacts d'Hesion, la PME technologique qu'il a créée (3 millions d'euros de chiffre d'affaires pour une vingtaine de salariés), avec l'administration.

« L'année dernière, nous avons eu à gérer un congé maladie dans une situation d'urgence compliquée. Nous avions face à nous des chats en ligne et des blocages de la CPAM. L'affaire a traîné plus de six mois et nous avons dû continuer de verser le salaire de notre collaborateur pour ne pas le pénaliser », relate-t-il, en évoquant la même logique de défiance du service des impôts des entreprises pour le remboursement d'un crédit impôt recherche. « Ce sont pourtant des questions de trésorerie vitales pour les petites entreprises », tance le patron. Cet état d'esprit, pose-t-il, se matérialise d'ailleurs avec la liasse fiscale, qui est passée de 35 à 38 feuillets. En Suisse, où Hesion possède une filiale, elle n'excède pas 8 feuillets, ne manque-t-il pas de souligner, en s'interrogeant sur le but de cette production massive de données, très française.

« L'enfer du guichet unique »

Cette année, c'est décidé, Gregory Marande ira directement déposer ses comptes au tribunal de commerce de Marseille. A l'ancienne, sous format papier. L'année dernière, sa TPE (3 salariés et 300.000 euros de chiffre d'affaires) spécialisée dans le recrutement des métiers du design et du luxe, a expérimenté les dysfonctionnements du guichet unique instauré par la loi Pacte, obligatoire depuis le 1er janvier 2023. Et l'entrepreneur, pourtant aguerri aux méandres administratifs, a perdu beaucoup trop de temps à son goût.

Le dépôt des comptes 2022 a été « un enfer », dit-il. « J'ai fait quatre tentatives sur le portail des procédures électroniques de l'Inpi et toutes ont échoué, raconte-t-il. J'ai passé des heures à télécharger et retélécharger ses fichiers, à payer des procédures, réussies ou pas, pour recevoir, quinze jours après, un message m'indiquant que le dossier était incomplet, sans donner plus d'explications. » De guerre lasse, il s'est présenté au tribunal avec ses documents. « Avant, on les envoyait par La Poste, il y avait un service consacré au dépôt des comptes annuels, et ça fonctionnait », regrette-t-il. Comme lui, les patrons ont été nombreux à essuyer les plâtres du guichet unique.