Capables d'enregistrer tous les moments de nos vies, smartphones et objets connectés vont-ils devenir une annexe numérique de notre mémoire ? Les premières offres arrivent sur le marché.
Capables d'enregistrer tous les moments de nos vies, smartphones et objets connectés vont-ils devenir une annexe numérique de notre mémoire ? Les premières offres arrivent sur le marché.
Gordon Bell est un homme méticuleux. Depuis 1995, cet Américain enregistre scrupuleusement tout ce qu'il fait. Il sauvegarde les pages Web qu'il lit, les courriers qu'il écrit, les noms des gens qu'il rencontre. Il photographie tous les lieux où il se trouve et les gens qu'il croise, mais aussi la moindre facture et jusqu'aux plats qu'il mange. Gordon Bell n'est ni un dangereux maniaque ni un jeune cyberpunk. C'est un informaticien reconnu, âgé de quatre-vingts ans, recruté en 1995 par Microsoft Research pour réfléchir à la possibilité de numériser l'intégralité de nos vies. Dans le cadre d'un projet appelé « Total Recall », il a même développé une caméra que l'on porte autour du cou et qui enregistre à intervalles réguliers tout ce que voit l'utilisateur - ce qui en fait un des pionniers du « wearable computing » (informatique portable), près de deux décennies avant les Google Glass.L'idée de Gordon Bell est que les capteurs,les ordinateurs et les réseaux vont un jour nous permettre de sauvegarder l'intégralité de nos vies et d'en conserver la mémoire bien mieux que ne le fait notre cerveau. Ce concept futuriste est connu sous le nom de « lifelogging » (le mot anglais « log » désigne un registre ou un livre de bord). Pendant longtemps, il n'a intéressé que les technophiles et les passionnés de science-fiction. Aujourd'hui, il s'apprête à arriver dans la vie de monsieur et madame Tout-le-Monde grâce à un objet devenu banal : le smartphone.Il y a deux semaines, lors du Mobile World Congress de Barcelone, le constructeur japonais Sony a présenté une application appelée Lifelog, qui sera préinstallée dans ses nouveaux terminaux. Sur un seul écran, elle indique toutes les activités dont le smartphone permet de garder une trace : les distances parcourues à pied ou en voiture (grâce au GPS), les rendez-vous professionnels ou personnels (grâce à l'agenda), la musique écoutée, les photos prises, les jeux vidéo utilisés, les livres lus, etc. Associé aux bracelets et autres objets connectés, le smartphone pourra aussi noter le nombre de pas ou de calories brûlées.Quant aux caméras imaginées par Gordon Bell, elles arrivent aussi : un modèle conçu par Microsoft Research et destiné aux chercheurs, la SenseCam, a été vendu à partir de 2009. L'été dernier, la start-up Autographer a lancé un modèle similaire visant le grand public. Les caméras sportives GoPro peuvent également être utilisées pour capturer des images à intervalles réguliers. Et Sony a montré un prototype de caméra, pas plus gros qu'une clef USB, conçu pour fonctionner avec son application Lifelog en enregistrant tout ce que voit celui qui le porte.
De Facebook au smartphone
Dans la foulée du « quantified self », qui désigne la mesure et l'archivage de l'activité physique (sport, poids, sommeil…) à l'aide de petits objets connectés (bracelets, balances, etc.), c'est à présent l'intégralité de notre vie qui intéresse les fabricants d'électronique et les acteurs d'Internet. Facebook, par exemple, a embauché en 2011 le designer Nicolas Felton, qui s'était fait connaître en réalisant de spectaculaires infographies mettant en scène des données banales sur sa façon de se nourrir, ses vêtements ou ses rencontres. Felton a depuis conçu la « timeline » du réseau social, une fonction qui organise les informations publiées par l'utilisateur à la façon d'un long ruban chronologique.
« Ce qui était au départ une démarche expérimentale ou artistique est devenu une façon de représenter la vie des gens », explique Emmanuel Gadenne, consultant en technologies pour Sopra Consulting et spécialiste du « quantified self ». « Cette tendance trouve à présent un relais dans les smartphones, parce que leurs fabricants ont besoin de leur trouver de nouvelles fonctions, mais aussi parce que c'est, par définition, l'objet connecté de toute notre vie personnelle : il nous sert d'appareil photo ou de baladeur musical, demain il remplacera nos clefs de maison ou notre carte bancaire. Donc il donne accès à des données qui peuvent être jugées intéressantes pour retracer notre vie. »
Des motivations diverses
Si les fournisseurs de services et d'appareils y trouvent un intérêt, notamment en récupérant des données qu'ils pourront revendre, quelles sont les motivations des utilisateurs pour se livrer à cette « mise en récit de soi » ? « Je ne crois pas à l'argument du narcissisme ou de l'égocentrisme, qui est souvent mis en avant pour ce type de pratiques », avance Anne-Sophie Pharabod, sociologue pour Orange Labs, qui a mené des entretiens auprès de dizaines d'adeptes du « quantified self ». « Si la mesure physique correspond à un besoin de performance sportive ou de santé, pour se surveiller ou adopter de bonnes habitudes, l'utilisation d'images ou de textes pour se raconter possède une dimension collective assez évidente. » A l'image de l'album de photos, qui recoupe les grands moments de la vie avec l'idée de les garder pour les générations suivantes, l'enregistrement de sa propre vie peut être vu comme « un investissement de transmission », estime la sociologue.Pour le philosophe Roger-Pol Droit, co-auteur avec Monique Atlan d'un livre sur les mutations technologiques (« Humain », Flammarion, 2012), l'objectif de tout enregistrer à la manière de Gordon Bell tient cependant du fantasme. « Il me semble que cela entre en contradiction avec ce qu'est notre mémoire, qui fonctionne de façon sélective : si on garde tout, on ne garde rien. » Pour Monique Atlan, « cela combine à la fois un aspect très ludique - on fait des expériences, comme dans un jeu vidéo - et l'expression d'une très grande angoisse face à la perte de mémoire - et même, sans doute, face à la mort ».
Mais l'aspect le plus difficile à accepter socialement est sans aucun doute l'utilisation des caméras de « lifelogging ». Car, sous le prétexte d'enregistrer la vie de l'utilisateur, elles enregistrent sans autorisation celle des autres. Conscient du phénomène, Gordon Bell utilise à leur propos dans un de ses livres l'expression « little brothers », en référence au Big Brother du livre « 1984 ». « Si tout le monde commence à filmer tout le monde, cela va causer de gros problèmes », pronostique Emmanuel Gadenne. Cela en pose déjà : le 24 février dernier, une chroniqueuse high-tech portant des Google Glass a été agressée dans un bar de San Francisco. Elle a expliqué que des clientes s'en était pris à elle car elles pensaient être filmées.