A quelques kilomètres de là, le tribunal de commerce d'Evry reçoit un autre fleuron de l'écosystème. Placée en procédure de sauvegarde depuis fin septembre, Ynsect, une jeune pousse industrielle, portée par l'Etat et une kyrielle d'investisseurs, joue sa survie avec Hélène Bourbouloux, la papesse des administrateurs judiciaires (Orpea, Atos, Casino…), l'un des professionnels clés dans les procédures collectives.
Procédure de sauvegarde, redressement judiciaire, voire liquidation sèche… les passages par la case tribunal se multiplient ces derniers mois dans l'écosystème. Sans parler des procédures de prévention (mandat ad hoc, conciliation), plus confidentielles, où Devialet, par exemple, est engagé.
Mur de la dette
Selon une récente étude, les défaillances d'entreprises de la French Tech ont atteint un pic en 2023. Près de 70 % des start-up françaises concernées avaient levé des fonds au cours des trois dernières années. La mécanique est souvent la même : la start-up, financée en capital-risque, ne parvient pas à se refinancer. Sa structure, non rentable, est vite confrontée au « mur de la dette », qu'il faut commencer à rembourser - soit une dette contractée durant une précédente levée de fonds, soit un prêt garanti par l'Etat (PGE) durant la période Covid.
« Si on avait levé moins d'argent, on se serait peut-être posé les bonnes questions plus tôt. L'effet de levier avec la dette permet de booster la croissance en cas de réussite, mais aussi de s'écraser avec », confie Benjamin Peri, le cofondateur de Pyxo, dont la start-up a été placée en redressement en début d'année. Les directeurs financiers, en première ligne sont, eux, passés d'un rôle d'exécution à un rôle très stratégique au sein des start-up.
Pour les entrepreneurs, mal préparés et biberonnés à des réussites flamboyantes dans l'écosystème, la chute est grande. « L'échec » a toujours été très tabou dans le milieu, les entrepreneurs rechignant à exprimer publiquement leurs difficultés. « Nous avons lancé une enquête interne, qui n'avait pas vocation à être dévoilée, pour connaître les difficultés des start-up à lever des fonds. La moitié des répondants ont tu le nom de leur entreprise », remarque Koussée Vaneecke, directrice d'EuraTechnologies, l'un des principaux incubateurs français.Il faut dire qu'avant la crise des valeurs technologiques et la hausse des taux, la French Tech a bénéficié d'une période exceptionnelle d'argent facile et de valorisations parfois stratosphériques. Les fonds et les start-up ont offert des espoirs de fortes croissances, en particulier durant la pandémie. Les startupeurs, caractérisés par leur « optimisme naturel », selon les mots de plusieurs professionnels du droit, sont aussi par nature habitués à vivre sur le fil du rasoir, à être à court de cash et perfusés par l'argent des fonds d'investissement et de l'Etat (Bpifrance, subventions…).Mais avec le resserrement des financements, la donne a changé. L'une des start-up qui a ouvert ce bal, c'est Luko (assurance), rachetée à la casse par Allianz l'année dernière. L'autre, c'est Masteos. Au tribunal, les juges découvrent un dossier avec des pertes récurrentes à sept chiffres. « C'était extraterrestre pour eux », se souvient Thierry Vignal, le cofondateur de la jeune pousse. Et ils s'interrogent : « Comment a-t-on pu arriver à une situation aussi catastrophique ? »
Les juges dans les tribunaux de commerce sont d'anciens ou actuels chefs d'entreprise, qui donnent bénévolement de leur temps. Ils sont issus d'entreprises aux modèles économiques plus « classiques » et découvrent l'outrance de certaines start-up : des pertes abyssales, des chiffres d'affaires parfois dérisoires et des équipes surstaffées. « Ceux qui ne connaissent pas ce type d'entreprise vont raisonner de manière très saine : on ne dépense pas l'argent qu'on n'a pas, il faut faire une marge et du profit. Ils ont aussi tendance à moins connaître les mécanismes de financement des start-up technologiques. C'est un peu moins vrai en Ile-de-France où la densité de dossiers fait qu'ils y sont de plus en plus confrontés », souligne Franck Rougeau, ex-juge-commissaire au tribunal de commerce d'Evry.Et de poursuivre : « Les entrepreneurs de start-up croient souvent, jusqu'à la dernière seconde, que tout peut repartir. » En clair, « repartir » s'entend, dans la dernière ligne droite avant la chute, comme un investisseur historique qui rédige un chèque de dernière minute, un nouvel actionnaire qui investit, un nouveau gros contrat signé. Cet « optimisme » pousse les jeunes pousses à ouvrir trop tardivement des procédures de prévention, voire à se déclarer en cessation de paiements pour geler leurs dettes. Ils arrivent au tribunal sans trésorerie.Du côté des investisseurs, les discours varient. Une partie d'entre eux, encore jeunes, n'ont jamais été confrontés à une faillite d'envergure dans leur portefeuille. Les autres dispensent des conseils et peuvent être à l'avant-garde pour détecter les signaux faibles. Le fonds Starquest, par exemple, a accompagné plusieurs redressements judiciaires, dont deux avec une sortie par le haut, avec renégociation du passif. « Ils ont souvent l'impression de s'être jetés dans la neige, à poil », se remémore Arnaud Delattre, son président.Cession à la casse
Mais dans la plupart des cas, c'est silence radio. Lors d'un redressement, ils redoutent que leur responsabilité soit engagée au tribunal. Dans les faits, c'est très rare. « Certains voient le côté chronophage et embêtant de passer du temps sur une procédure collective, ils préfèrent se focaliser sur les champions de leur portefeuille », remarque Marc Ménasé, à la tête du fonds Founders Future.La question de la responsabilité est l'une des craintes les plus partagées chez les dirigeants de start-up. « Ils ont très peur de franchir la porte du tribunal pour cette raison, or les fautes de gestion sont là aussi, rares », précise Nicolas Gricourt, administrateur judiciaire. L'étape procédure collective est souvent signe qu'il est déjà trop tard pour les start-up, surtout si elles ont tardé à se placer sous la protection du tribunal.Les plans de redressement aboutissent peu, en raison des dettes élevées et de la faible capacité d'autofinancement pour rembourser le passif, même sur dix ans. Pour les autres, la meilleure alternative repose sur la cession - à la casse - comme l'ont vécu Pyxo, Luko, Cityscoot ou Masteos. « Le redressement fige la situation en bloquant le passif, ce qui permet de créer de la trésorerie quelques mois, mais comme on n'est pas encore rentable, c'est illusoire. A l'inverse, une PME est comme un avion, si l'on coupe le moteur, il plane. La start-up est un hélicoptère, elle se crashe », confie un dirigeant de start-up, actuellement en redressement judiciaire.Gérer le quotidien
Les procédures en elles-mêmes sont lourdes et les dirigeants perdent une partie de leur pouvoir de décision. « Du jour au lendemain, on ne peut plus faire de virement, c'est vite très lourd. J'ai parfois l'impression que ces procédures sont plus un mouroir qu'un endroit pour sauver les boîtes », glisse, amer, un entrepreneur, dont la société est passée par la case liquidation. « Ils n'ont pas les réflexes classiques, une procédure collective va leur donner des modes de fonctionnement plus rigides, mais qui peuvent les aider à se remettre sur les rails », nuance Nicolas Urban, avocat associé chez Almatis, spécialisé en restructuring, l'un des autres alliés des start-up dans les procédures.Au global, selon France Stratégie, seules 27 % des entreprises qui entrent en redressement judiciaire parviennent à restructurer leur dette, contre 62 % pour les plans de sauvegarde. Les procédures de prévention, plus légères, elles, affichent des taux de réussite en général supérieurs.Il faut aussi gérer le quotidien en interne, avec les salariés. Les difficultés traînent en général depuis plusieurs mois, avec des réactions en chaîne : plans de licenciements, démissions et méfiance de la part des équipes démotivées et inquiètes pour leur avenir. « Faire tourner l'activité est souvent impossible », se souvient Benjamin Peri de Pyxo, qui a fini par trouver un repreneur.Initiatives ici et là
Si l'entrepreneur est désormais retourné vers le salariat chez Ubi Solutions, le groupe qui a repris sa jeune pousse, l'étape tribunal a tendance à laisser des traces sur le compte en banque des dirigeants. Certains, durant les levées de fonds, ont réalisé des opérations de secondaire (« cash out » dans le jargon), les sécurisant financièrement.Mais pour d'autres, l'équation est plus délicate. « Il y a une vraie inquiétude financière, avec les plus jeunes qui n'avaient pas conscience à quel point une faillite pourrait les engager. Je n'en connais aucun qui s'est crashé à moins de 10.000 euros de pertes personnelles », souligne Koussée Vaneecke d'EuraTechnologies.Face à la recrudescence des difficultés pour les start-up, l'écosystème s'organise timidement. Certaines initiatives naissent ici et là : le Galion, l'un des réseaux phares des entrepreneurs de la French Tech, a sorti cet été un « guide des procédures collectives ». Un autre réseau d'entrepreneurs, dans le giron d'EuraTechnologies cette fois-ci, a lancé « Eurahelp » en février dernier, une plateforme en ligne pour venir en aide aux entrepreneurs en difficulté. L'entraide, en coulisses, s'organise aussi. Ceux qui sont au bord du gouffre regardent et contactent en « off » ceux qui sont déjà tombés.
Pour ces derniers, le marathon se poursuit après une cession ou une liquidation, surtout si la chute a été retentissante. « Le quotidien, c'est de recevoir des lettres recommandées de clients ou fournisseurs qui essayent de toucher à mon patrimoine personnel pour les rembourser », glisse Thierry Vignal, six mois après avoir cédé Masteos au groupe Novaxia. « Sauf que je ne suis pas solvable… »