« Le sujet passe complètement sous les radars. Je n'ai pas entendu parler de cette échéance ; le contexte politique obscurcit tout et rend tout illisible en ce moment », déclare d'emblée Christian Marquis, le PDG de Combles d'en France. Le patron de cette société normande de charpente en est pourtant convaincu : « Le partage de la valeur, qui permet de partager les bénéfices réalisés avec les salariés, est majeur. On se bat tous les jours pour préserver la compétitivité et attirer les collaborateurs. »

Stéphanie Pauzat, n'a pas davantage « la tête à ça ». « Aujourd'hui, nos sujets, c'est : carnets de commandes, marges qui se tassent, délais de paiement et brouillard complet sur le budget », résume la présidente de l'entreprise de propreté Mileclair (240 salariés), par ailleurs vice-présidente de la CPME. « Dans le contexte actuel, beaucoup passent à côté. Ce sont les experts-comptables qui leur mettront le sujet sous le nez à la clôture des comptes », souligne Benjamin Pedrini, lui dont le quotidien, avec sa société Epsor, consiste justement à convaincre les dirigeants des bienfaits de l'épargne salariale.

Et pourtant, d'ici à quelques jours, après avoir sabré le champagne pour la nouvelle année, les dirigeants des entreprises de 11 à 49 salariés se réveilleront, le 1er janvier 2025, avec une nouvelle obligation : redistribuer le fruit de la rentabilité pour que « les salariés aient leur part de réussite », selon les mots d'Emmanuel Macron. Potentiellement, plus de 170.000 entreprises de cette taille sont concernées (et environ 1,5 million de salariés). Sont assujetties celles ayant réalisé un bénéfice sur les trois derniers exercices consécutifs (années 2022, 2023, 2024 pour cette première mise en oeuvre) représentant un net fiscal d'au moins 1 % de leur chiffre d'affaires.

Cette mesure, née de la loi de novembre 2023 sur le partage de la valeur, doit se faire à titre expérimental et pendant une durée de cinq ans. Les petits patrons, qui doivent mettre en place au moins un dispositif, peuvent piocher dans une large palette d'instruments, qui s'est étoffée : l'intéressement, la participation, l'abondement du plan d'épargne salariale, la prime de partage de la valeur (PPV) dite « ex-prime Macron », institutionnalisée depuis 2022.

Nouvelle génération

Ce déploiement vers les plus petites entreprises (mais qui ne concernent pas les moins de 10 salariés) est l'aboutissement de plusieurs lois qui se sont succédé depuis la loi Pacte de 2019 en faveur de l'épargne salariale. Au fur et à mesure, une série d'avantages sociaux et fiscaux ont visé à déverrouiller ces outils.

Car pour une entreprise, ce levier RH a des atouts : alternative jugée moins coûteuse qu'une augmentation de salaire, il permet de fidéliser et de motiver les salariés. « Cette obligation au 1er janvier 2025 va dans le bon sens » reconnaît Stéphanie Pauzat. « Le partage des bénéfices répond aux attentes des salariés et encore plus de la nouvelle génération », précise Benjamin Pedrini.Selon les derniers chiffres de la Dares, l'office statistique du ministère du Travail, plus d'un salarié sur deux (52,9 %) du secteur privé non agricole était couvert par au moins un dispositif d'épargne salariale en 2022. Soit 2 points de plus que quatre ans plus tôt. Mais son développement est inégal. Très développée dans les grands groupes, puisque près de 90 % des salariés des entreprises de plus de 1.000 salariés y ont accès, la mesure infuse très- trop ? - doucement le tissu des petites entreprises. Seuls 19 % des salariés y ont accès dans les entreprises de moins de 10 salariés et à peine plus (20,7 %) dans celles de 11 à 49 salariés. « Ce n'est pas le bouleversement attendu », admet Benjamin Pedrini : « Malgré des avancées depuis cinq ans, beaucoup de crises ont fait que ce n'était jamais la priorité des dirigeants. »

Le législateur espère que, cette fois-ci, la simplification des dispositifs fera lever les freins de complexité longtemps mis en avant par les petits patrons. La participation peut désormais échapper sous certaines conditions à la formule de calcul légal, l'intéressement peut se faire sans accord, par une décision unilatérale de l'employeur, et, surtout, la prime de partage de la valeur, très simple d'utilisation et sans engagement, est gravée dans le marbre de la loi.

« Epée de Damoclès »

Certains émettent des bémols. « La participation n'est pas du tout adaptée aux TPE-PME. Elle reste trop compliquée à expliquer aux salariés », estime Jean-Marc Morel, responsable du pôle social-RH du cabinet d'expert-comptable RSM. « Je conseille à mes clients d'opter pour l'intéressement car on peut faire du sur-mesure. Et puis, c'est simple : il faut d'abord du résultat puis mettre un ou deux moteurs pour motiver ses équipes. » « Avec la prime, je redistribue ; avec l'intéressement, je motive », dit-il encore.

Or, dans un contexte où, de l'avis de Stéphanie Pauzat, « les dirigeants ne voudront pas se compliquer la vie », la première risque bien d'éclipser les autres instruments. La PPV a en plus bénéficié d'un coup de pouce, en étant exonérée de charges sociales et fiscales jusqu'à la fin 2026 pour les entreprises de moins de 50 salariés. Et la somme peut être placée sur un plan d'épargne salarial. Si la prime semble avoir moins la cote dans les grandes entreprises (car fiscalisée), elle va sans doute rester privilégiée dans les petites, qui apprécient la simplicité et la souplesse de l'outil. Quitte à occulter le reste ?

« L'obligation risque de se limiter à une prime Macron dérisoire puisqu'en plus, il n'y a aucun plancher de prévu », regrette le cabinet Sextant, qui accompagne les conseils économiques et sociaux des entreprises. Si les plafonds réglementaires atteignent 3.000 à 6.000 euros (dans le cas où la PPV s'ajoute à un accord d'intéressement ou de participation), sur le terrain, on en est loin. En moyenne, la prime s'est élevée à 885 euros en 2023 (et 6 millions de salariés l'ont touchée). L'obligation qui touche cette catégorie d'entreprises moins familières avec le sujet va-t-elle faire basculer les choses ?

Ni pénalité financière, ni montant minimal

« Pas vraiment, analyse Jean-Marc Morel. Celles qui sont convaincues l'ont déjà fait et continueront ; les autres remettront à plus tard, puisqu'il n'y a aucune sanction derrière. » La loi ne prévoit en effet ni pénalité financière ni montant minimal de versement. « L'entreprise qui ne met rien en place aura toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête, car l'Urssaf le verra en cas de contrôle », juge toutefois Stéphanie Pauzat. Or, même si l'organisme de recouvrement n'aura pas de grand moyen de coercition, aucun dirigeant n'a envie d'être dans son viseur. « La conjoncture économique va faire que cette loi n'aura pas l'impact qui était prévu au départ » résume un fin connaisseur du sujet.

Regrettable, car « c'est historique que patronat et syndicat se soient mis d'accord sur ce sujet », comme le martelait à l'époque Thibault Lanxade, l'ancien vice-président du Medef. Ex-ambassadeur au partage de la valeur de 2019 à 2022, nommé par le ministre de l'Economie aux côtés de François Perret et d'Agnès Bricard, c'est lui qui avait théorisé l'idée d'un dividende salarié depuis abandonnée. Aujourd'hui préfet de l'Indre, il est aux premières loges pour capter l'humeur des dirigeants : il voit affluer depuis l'été dernier les dossiers d'entreprises en difficulté.