Voilà deux ans que le cofondateur de Livestorm gère depuis Amsterdam la plateforme de vidéoconférences concurrente de Zoom. Mais il avait envie en ce mois de juillet de passer du temps à Copenhague. « Nous n'avons plus de bureau depuis la fin 2021, nos 105 salariés sont répartis sur quatre continents et nous travaillons tous purement à distance », explique Gilles Bertaux depuis l'appartement amstellodamois qu'il a trouvé sur Airbnb.

Chez Fizzer, une start-up qui propose des cartes postales numériques, les 20 salariés sont tous en télétravail permanent, « full remote » pour les initiés. « Je vis à Aix-en-Provence et nous avons des collaborateurs partout en France, sans compter une personne qui est installée en Espagne et une autre qui voyage de pays en pays tous les deux mois », témoigne Antoine Moulin, directeur général de la société rachetée en 2020 par le groupe Exacompta Clairefontaine.

« Cette formule se développe surtout dans le secteur de la tech où c'est devenu un incontournable pour attirer des talents », analyse Flore Pradère, directrice de recherche et prospective nouveaux modes de travail chez JLL. « Quand nous avons lancé la société en 2016, nos ressources étaient très limitées et les salaires à Paris étaient très élevés sur le marché des développeurs. Le premier que nous avons recruté était au Chili », témoigne Gilles Bertaux.Depuis le Covid, tous les profils du secteur de la tech ont pris goût au télétravail XXL. « Sur un marché très concurrentiel comme le nôtre, c'est un axe de différentiation susceptible d'attirer les meilleurs dans leur domaine », confirme Paul Sauveplane, directeur des ressources humaines chez Alan. La licorne spécialiste de l'assurance compte 10 % de télétravailleurs à temps plein.

L'isolement, bête noire des DRH

Mais « cette formule concerne environ 5 % des travailleurs au niveau mondial, souligne Flore Pradère. En France c'est encore moins ». Car intégrer ces salariés pour assurer la cohésion et maintenir leur motivation est une gageure pour un DRH et a un coût pour les entreprises. « Une politique 'remote' sans moyens à la hauteur ne serait pas efficace », conclut Muriel Havas, directrice de l'environnement de travail chez BlaBlaCar.Outre un forfait de 450 euros pour s'équiper à domicile, le spécialiste du covoiturage mobilise 700 euros environ par mois par télétravailleur pour entretenir le contact. Mieux vaut donc filtrer les mercenaires du télétravail, plus intéressés par la formule que par le poste proposé. « Ce mode de travail doit être encadré par des managers formés et se nourrir d'une culture d'entreprise forte garantissant le lien », ajoute Muriel Havas. Un tiers des 600 salariés en France du groupe sont des « BlaBlaNomades » mais leur acculturation s'est d'abord faite en présentiel une semaine, durant laquelle la société, ses projets, ses principes, ses valeurs et ses rituels leur sont présentés.Les semaines sont ensuite très structurées par des réunions quotidiennes ou hebdomadaires pour évoquer les difficultés passées et fixer les objectifs. Une fois par mois, les « BlaBlaNomades » doivent rejoindre leurs équipes en présentiel. « Le 'full remote' n'exclut pas un minimum de contrôle et de rigueur, il faut être clair sur les attentes et analyser les problèmes si les résultats ne sont pas au rendez-vous », souligne Gilles Bertaux. « Les managers veillent à faire beaucoup de retours à leurs salariés », confirme Muriel Havas.Chez GetCaravel, jeune pousse spécialiste de l'épargne retraite comptant 11 salariés en France dont 4 en télétravail pur, les réunions se font derrière son écran ordinateur, que l'on soit au bureau ou à distance. « Cela permet d'éviter toute distorsion de nature à provoquer un sentiment d'exclusion », explique Olivier Rull, cofondateur et directeur général de la jeune pousse. L'isolement est de fait la bête noire des DRH de ces équipes éclatées. Les « BlaBlaNomades » doivent ainsi revenir une fois par mois au bureau et, comme chez Alan, ils disposent d'espace de coworking dans les villes où les salariés sont le plus concentrés.Des retrouvailles festives à plus grande échelle rythment aussi l'année pour reconnecter tout le monde. A la rentrée, les équipes de BlaBlaCar se retrouveront dans un restaurant pour une soirée dansante déguisée sur un thème mis au vote des salariés. Fizzer a même recruté une « happiness manager » pour couver le sentiment d'appartenance et le bien-être des siens. Outre un questionnaire mensuel pour sonder leur satisfaction, elle organise deux séminaires par an d'une semaine complète et des plus petites retrouvailles régulières à Paris. Tous les derniers jeudis du mois à 16 heures, un jeu de société est programmé en distanciel. « Le taux de participation est très élevé », assure Antoine Moulin.Mais le partage équitable de l'information se révèle la meilleure arme contre une démission silencieuse. Et elle carbure à un média vieux comme le monde : la trace écrite, consultable à toute heure du jour et de la nuit. « Le travail asynchrone exige de documenter tout échange pour que chacun puisse prendre les bonnes décisions. En amont d'une réunion, tout le monde a eu accès au même mémo et pu préparer la réunion », détaille Paul Sauveplane.Cette procédure très adaptée au fonctionnement agile par projet des entreprises du numérique est très chronophage mais l'intelligence artificielle devrait l'accélérer selon Flore Pradère. Le mémo garantit en outre l'efficacité des réunions, gage contre la réunionite et les circuits de communication intempestifs. « Si on est volontaire, le télétravail permet beaucoup plus d'efficacité, l'objectif est de faire mieux qu'au bureau », rappelle Antoine Moulin. Mais c'est un défi permanent.