Ils sont, en coulisse, les défenseurs les plus assidus du passage à la facturation électronique. C'est pour cette raison que, redoutant un nouveau report du calendrier, les experts-comptables ont applaudi des deux mains lorsque le ministère du Budget et des Comptes publics a confirmé récemment que la réforme démarrerait bien le 1er septembre 2026, comme annoncé l'an dernier par Bercy. A partir de cette date, et progressivement en fonction de leur taille jusqu'en 2027, toutes les entreprises auront l'obligation d'émettre puis de recevoir les factures de façon dématérialisée.
Mais les professionnels du chiffre vont plus loin. Alors que l'Etat a annoncé au passage, prenant tout le monde de court, qu'il abandonnait son projet de portail public de facturation (PPF), pas encore au point, l'Ordre des experts-comptables vient tout juste d'indiquer qu'il allait proposer sa propre plateforme gratuite. Elle serait destinée aux plus petites entreprises, notamment aux 4 millions d'autoentrepreneurs.
« Nous y travaillons. Elle sera mise à disposition dès 2026. Nous ne voulons pas que des entreprises restent au bord du chemin de cette réforme », insiste Boris Sauvage, le vice-président de l'Ordre des experts-comptables chargé du numérique. Techniquement, le portail s'appuiera sur l'expertise développée par Ecma, une association satellite de l'Ordre qui a vu son portail « jefacture.com » (lequel traite déjà les factures de 8.000 entreprises) labellisé en septembre par la Direction générale des finances publiques comme plateforme, parmi d'autres, pour la facturation électronique.Si l'Ordre s'active, c'est que les mécontentements se multiplient. A la suite des annonces de l'Etat, les organisations patronales, CPME et U2P en tête, sont montées au créneau ces derniers jours, dénonçant une réforme de la facturation électronique devenue « payante ».
En effet, cet abandon du portail public promis depuis des années oblige les dirigeants à passer par une des 72 plateformes privées labellisées par Bercy. Le chantier était déjà complexe pour les petits patrons ; il en devient indigeste. Adoubés par l'Etat, qui s'appuie notamment depuis le Covid sur ces acteurs de proximité, les experts-comptables devraient voir leur initiative encouragée. C'est déjà lors de leur congrès annuel, en septembre 2023, que le ministre de l'Economie de l'époque, Bruno Le Maire, avait annoncé un nouveau décalage de la réforme.
« Des acteurs vont se positionner sur du gratuit ou du freemium [une offre 100 % gratuite au début qui devient ensuite payante, NDLR], et nous avions déjà senti une volonté de la part des experts-comptables. C'est normal ; ils ont bien compris que cette réforme rendra les flux interentreprises plus clairs et plus fiables », commente Guillaume Robert, directeur général adjoint à la Direction générale des finances publiques.Les 21.000 experts-comptables ont beaucoup à perdre si l'e-factoring prend du plomb dans l'aile. Ils misent sur cette étape majeure de la dématérialisation pour se décharger d'une tâche fastidieuse de gestion des factures qu'ils assument auprès de 2,5 millions de TPE-PME. L'enjeu : leur permettre d'accélérer pour devenir des spécialistes du conseil. Une question de survie aussi, tant l'automatisation des tâches et l'IA les menacent.
« Le pari qu'on fait, c'est que les dirigeants aient besoin de nous pour les accompagner dans le pilotage de leur entreprise, ce que font déjà les experts-comptables anglo-saxons. Seulement 8 % de nos clients ont des indicateurs de gestion et des tableaux de bord », décrypte Laurent Benoudiz, vice-président de l'Ordre des experts-comptables, chargé de la formation. Mais, pour cela, il faut former les 21.000 experts-comptables et leurs 170.000 collaborateurs.Cela fait deux ans qu'ils se préparent à ce grand saut, à travers un plan massif baptisé « profession comptable 2030 ». D'un coût de 4,5 millions d'euros sur trois ans, subventionné à hauteur de 3 millions par la Caisse des Dépôts, ce programme propose 37 parcours (bientôt 50) sur le pilotage d'une TPE, les enjeux de durabilité, le full service (la prise en charge de toute la partie administrative d'une entreprise) ou les recettes du bon managementEnjeu financier
Pour les cabinets, se profile un enjeu financier : le coût payé par les entreprises pour du conseil sera forcément plus élevé que pour de la comptabilité. « Oui, il y a une question de croissance de notre secteur », admet Laurent Benoudiz, qui constate « une frénésie, depuis deux ans, des fonds d'investissement pour nos cabinets, lors de rachat ou de consolidation ». L'engouement autour de la cession annoncée de l'activité expertise comptable de KPMG, accompagné par la Banque Lazard, en est, selon lui, un signe.