Il y a treize ans, le metteur en scène avait fait sensation dans la cité des papes avec une autre oeuvre du dramaturge norvégien, "Un ennemi du peuple" qui explorait la question du mensonge.
"+Le canard sauvage+ est une réponse à cette représentation", explique M. Ostermeier dans un entretien à l'AFP à Berlin, après une répétition à la Schaubühne, l'une des scènes les plus créatives d'Europe dont il est le directeur artistique depuis plus de 25 ans.
"Je trouve étonnant que cet auteur, après avoir écrit +Un ennemi du peuple+, où il défend la nécessité de la vérité absolue, ait réalisé quelques années plus tard une oeuvre où il considère la question de manière plus ambivalente".
Dans cette pièce d'un peu moins de trois heures, la famille Ekdal vole en éclat après la révélation d'un terrible secret de famille.
- Interaction -
C'est le contrepied d'"Un ennemi du peuple", où des politiques véreux font tout pour réduire au silence un médecin déterminé à avertir ses concitoyens des risques d'un grand danger sanitaire et environnemental.
La représentation à Pékin de cette pièce, montrée en tournée dans le monde entier, avait mis en rage les autorités chinoises en 2018. Des spectateurs s'étaient mis à scander des slogans pour la liberté d'expression, après avoir été invités par les acteurs pendant la représentation à donner leur opinion.
Avec "Le canard sauvage", M. Ostermeier, adepte de l'interaction avec le public comme dans le stand-up, veut inciter les gens à s'interroger sur leur rapport à la vérité.
"L'idée n'est pas qu'ils s'avouent mutuellement leurs mensonges mais plutôt qu'ils réfléchissent sur la façon dont ils abordent la vérité, selon les différents domaines de leur existence", dit-il à l'AFP.
"Nous sommes tous convaincus de l'importance de la vérité en politique, dans les affaires criminelles (...) Et pourtant, nous avons, dans notre vie privée, un tout autre rapport à la vérité", explique-t-il.
"De combien de mensonges avons-nous besoin pour vivre dans le bonheur du mariage bourgeois ?", s'interroge le metteur en scène de 56 ans.
Une question à laquelle fut d'ailleurs confronté Henrik Ibsen, père d'un enfant illégitime, né d'une relation avec une servante alors qu'il était préparateur en pharmacie dans sa jeunesse.
- Metallica -
Pour Thomas Ostermeier, les textes d'Ibsen, l'un de ses auteurs de prédilection, restent d'actualité car les conflits dépeints dans ses pièces au 19ème siècle agitent toujours notre société actuelle.
Dans "Le canard sauvage", il souligne cette pertinence en transposant l'histoire de la famille Ekdal à notre époque: le père Hjalmar joue du Metallica sur sa guitare électrique, la fille Hedvig qui rêve de devenir journaliste écrit dans le journal de son lycée et veut faire un stage dans le service de presse du riche entrepreneur Werle.
Alors qu'il s'est récemment plongé dans les difficultés des transfuges de classe, en montant notamment sur scène "Retour à Reims" de Didier Eribon, essai autobiographique de l'intellectuel français issu d'une famille ouvrière, M. Ostermeier s'immerge cette fois dans les misères du déclassement social de la famille Ekdal, ruinée - une épreuve vécue par Ibsen à la suite de la faillite de son père.
"Ce monde dans lequel vit la famille Ekdal, je le connais, c'est celui d'où je viens", raconte le metteur en scène, fils d'un soldat et d'une vendeuse de supermarché, qui estime ainsi pouvoir reproduire avec précision les misères d'une existence précaire.
"Comme Didier Eribon et Edouard Louis, je suis un transfuge de classe", assure-t-il. "Je peux parler des deux milieux, celui de mes origines et celui où je suis arrivé".