L'Europe est-elle en train de perdre ses champions industriels par la faute d'une Commission européenne qui manquerait de vision ? L'offre de General Electric sur Alstom a réveillé les passions et les réflexes protectionnistes des dirigeants français de tous bords, inquiets de la désintégration du tissu industriel. Mais en Grande-Bretagne, l'offre du groupe pharmaceutique américain Pfizer sur AstraZaneca suscite aussi l'émotion et en Allemagne, pays traditionnellement rétif à toute forme d'interventionnisme économique, la manière dont la Commission européenne mène son enquête sur la fusion de deux opérateurs téléphoniques suscite l'exaspération (voir ci-dessous). La chancelière Angela Merkel a rappelé que les règles de la concurrence ne devaient pas empêcher l'émergence de groupes européens compétitifs au plan mondial. Jadis confinées à la France, les critiques à l'encontre de Bruxelles se sont amplifiées ces dernières années.Le club des très grandes entreprises, l'European Round Table, décline les reproches à l'adresse de la Commission : pas assez réactive, pas assez protectrice des intérêts stratégiques de l'Union, trop préoccupée par les gains à court terme pour les consommateurs, pas assez analytique sur les besoins d'investissements à long terme et la préservation des capacités de recherche. La politique de la concurrence doit rapidement être modifiée, sous peine d'asphyxier l'industrie européenne, selon le lobby. « Bien des marchés sont devenus mondiaux et les autorités européennes ne choisissent pas toujours la taille de marché adéquate pour définir la concurrence », estimait en mars dernier le président d'ERT, Leif Johansson, actuel président d'Ericsson et d'Astrazaneca Plc, de passage à Bruxelles.

Une politique industrielle

La Commission continue pourtant à défendre vigoureusement sa politique. « Nous veillons à ce qu'une concentration n'aboutisse pas à une hausse des prix sur les clients, mais n'interdisons pas les fusions », rappelle Antoine Colombani, le porte-parole du commissaire européen Joaquim Almunia. Ce dernier aime rappeler que la Direction de la concurrence n'a pas empêché la constitution d'Areva, d'EADS, d'Air France-KLM ou encore de GDF-Suez et souligne que sur 5.300 cas de fusions et acquisitions examinés depuis 1990, Bruxelles n'en a interdit que 24. Dans 90 % des cas, elles sont acceptées sans même poser de conditions. « L'Europe tient remarquablement sa position depuis vingt ans », assure de son côté l'économiste et chercheur à Bruegel, Nicolas Véron, en pointant la part constante de l'Union dans la valeur boursière agrégée des 500 premières capitalisations boursières mondiales. Il ajoute que la France concentre plus de sièges de « champions mondiaux » que l'Allemagne et la plupart de ses autres voisins européens. Mieux, loin d'avoir perdu du terrain, elle ferait mieux qu'en 1996. Il n'empêche, tous les candidats en campagne pour le poste de président de la Commission le promettent : l'Union européenne devra avoir une politique industrielle, alors que le poids de l'industrie est tombé à 16 % du PIB de l'Union. « Il faut revoir les règles communes de la concurrence, notamment pour le secteur des télécoms, l'Europe ne peut pas s'offrir le luxe d'avoir 500 opérateurs de télécoms quand les Etats-Unis en ont 5 », a déclaré Jean-Claude Juncker, leader des conservateurs, à Madrid. Son challenger du Parti libéral, Guy Verhofstadt, souligne aussi l'urgence de mener une politique plus favorable au secteur de la high-tech, en dénonçant l'ineptie de l'argumentaire de Joaquim Almunia : dans le classement des grandes entreprises, l'Union se défend encore grâce aux vétérans Total, Shell ou BP, mais n'aligne aucune entreprise dans le secteur des nouvelles technologies face aux géants américains et asiatiques Google, Samsung ou Apple.