En plein Black Friday, pas question pour Caroline Baron, commerçante dans l'habillement à Marseille, de laisser échapper la clientèle en perdant du temps au téléphone pour évoquer les difficultés que traverse le secteur. Comme elle, à l'approche de Noël, les commerçants veulent rester concentrés sur le sprint final de l'année. La période est essentielle, voire décisive. « Beaucoup de ceux qui vont manquer ce rendez-vous d'affaires iront dans le mur », prévient Thierry Millon, directeur des études du cabinet Altares. Environ 250.000 magasins de commerce de détail et d'artisanat commercial sont recensés en France, avec de fortes disparités territoriales (Paris en comptait plus de 60.000 en 2023).

Quand bien même ils continuent de bénéficier d'une cote de confiance de la part des consommateurs - 71 % estiment que les commerces de leur ville influencent leur qualité de vie, selon le baromètre L'ObSoCo-Galimmo -, les commerçants de l'Hexagone ont connu des jours meilleurs.

Pris en tenaille entre l'inflation des derniers mois ainsi que la fragilité de la consommation, ils doivent aujourd'hui faire avec la faiblesse des marges. Et lorsqu'on interroge Pierre Bosche, le nouveau président de la Confédération des commerçants, sa réponse est sans appel : « Aucun commerce n'excelle. Et certains se portent encore moins bien que les autres. »

« Panne de trésorerie »

Les chiffres ne contredisent pas ce sentiment d'inquiétude : hausse de 22 % des défaillances de commerces au mois d'août sur un an (Banque de France) ; poussée de 14 % des ouvertures de procédures de redressement judiciaire et de liquidations sur les dix premiers mois de l'année (Altares) par rapport à la même période de 2023.

Entre janvier et octobre, 6.923 commerces de détail ont été mis en défaut, contre 6.080 sur la même période de 2023 et 5.512 en 2019. Sans compter la progression des cessations volontaires d'activité, fréquentes chez les indépendants (+10 % en 2024). Au total, sur les dix premiers mois de l'année, 16.626 procédures de redressement et liquidation judiciaire ont touché des « activités à destination du consommateur » (catégorie qui inclut la restauration et les services au particulier). Thierry Millon voit dans la situation « non pas un pic [de faillites] qui impliquerait une décrue mais un plafond ». « Il va sans doute falloir attendre la fin du printemps pour y voir plus clair », avertissait-il, avant même le risque de censure du gouvernement de Michel Barnier.

Avec les supérettes, chéries pendant la crise sanitaire, bannies avec la hausse des prix, les commerces d'alimentation générale et les boutiques d'habillement ont le plus souffert numériquement. A contrario, après une année 2023 difficile pour les métiers de bouche, gros utilisateurs d'énergie, le nombre des procédures touchant les primeurs, bouchers et poissonniers a diminué entre janvier et octobre (entre moins 10 % et moins 16 % sur un an selon l'activité). La tendance s'observe aussi, dans une moindre mesure, pour les boulangers et boulangers-pâtissiers (-4,6 %).

« Un certain nombre de petits commerçants sont aujourd'hui en panne de trésorerie, précise Thierry Millon. Ils pâtissent d'un effet ciseaux défavorable : un accroissement des charges et une consommation des ménages qui ne fait au mieux que se maintenir, alors qu'il faudrait qu'elle accélère pour qu'ils puissent régler leurs dettes », à commencer les prêts garantis par l'Etat (PGE). Près de 40 % des commerces en ont souscrit un. Et « on trouve une bonne partie de commerçants indépendants dans le tiers des PGE qui restent à rembourser », précise Pierre Bosche. Le Conseil d'analyse économique (CAE) a récemment évalué à 17 % le pourcentage des entreprises risquant de ne pas rembourser leur PGE, parmi lesquelles, principalement, des TPE et, notamment, des commerçants.

La situation est d'autant plus inquiétante que ces petits patrons ne disposent plus de capacité d'investissement, selon les évaluations du CAE. Pourtant, « i ls en auraient besoin pour acheter une nouvelle collection, un utilitaire au bon critère ZFE ou se pencher sur la digitalisation », alerte Pierre Bosche.

Le pied sur le frein

Interrogés par les CCI et le Conseil du commerce de France, plus de huit sur dix déclaraient en novembre être plus attentifs à leurs charges et avoir le pied sur le frein en matière d'investissements. Un mois plus tard, la crise politique risque d'entamer un peu plus leur confiance. « Les établissements financiers ne croient plus forcément à nos professions et financer du stock peut devenir très compliqué », signale Romain Flandrin, le gérant de Chauss Tex (2,2 millions de chiffre d'affaires avec 20 salariés). Pour sortir son épingle du jeu, cette entreprise familiale des Hauts-de-France, qui a remboursé la moitié de son PGE et est en train d'amortir le reste, a revu son parc de magasins et spécialisé son offre.

Pour tous, l'enjeu de 2025 sera de tenir. « Si nous ne parvenons pas à redynamiser la consommation et l'investissement, je crains que ce soit une année de grandes difficultés », lâche Alain Di Crescenzo, le président du réseau CCI France. Au vu de la situation, les chambres de commerce et d'industrie ont voté, sous l'autorité de la Direction générale des entreprises à Bercy, plusieurs actions à mener, en particulier pour limiter la vacance commerciale et initier à l'intelligence artificielle pour gagner en productivité.

Il faudra convaincre. Pour l'instant, seulement 13 % des commerçants considèrent que 2025 sera meilleure que 2024, quand un tiers s'attendent à une moins bonne année. « La bataille du prix ne permet pas d'être confiant sur toutes les filières », souligne Thierry Millon. Confiante, Caroline Auvray, qui tient avec son père un magasin de chaussures bien connu à Louviers (Eure) depuis quatre générations, veut toutefois le rester. Pour booster sa trésorerie, elle - qui a n'a pas pris de PGE - s'est résolue à ne pas remplacer la responsable de boutique après son départ à la retraite, et a décidé de réduire ses stocks. « Nous surfons sur une gestion extrêmement sécuritaire pour nous en sortir », explique-t-elle.Romain Flandrin veut aussi y croire. « Le schéma du commerce traditionnel a complètement évolué. Nous avons un gros travail à faire pour faire revenir les clients dans les magasins », défend-il. Et tous deux attendent de pied ferme des évolutions de la réglementation pour lutter à armes égales avec le commerce électronique.