Depuis mercredi, il est impossible au « vulgum pecus » d'identifier en quelques clics le propriétaire d'une entreprise française. Jusqu'à présent, cela était très facile. Il suffisait de consulter le « registre des bénéficiaires effectifs » (RBE), librement accessible en ligne à l'adresse data.inpi.fr ou sur l'une des nombreuses plateformes qui réutilisent ces données (Infogreffe, Pappers, Doctrine…). « Une avancée en matière de transparence financière », s'était félicité le gouvernement lors de l'ouverture au public du registre en avril 2021.Trois ans plus tard, Bercy tire le rideau. Seules les personnes justifiant au préalable d'un « intérêt légitime à consulter ces données » peuvent désormais consulter ces informations. Le registre n'est pas clos pour autant. Les autorités publiques compétentes gardent un accès inchangé, tout comme les banques et établissements financiers qui ont des obligations de vigilance à l'égard de leurs clients. Mais pour les autres, il faut passer par un système de filtrage confié à l'Inpi (Institut national de la propriété industrielle). Un formulaire sera mis à disposition en septembre par Infogreffe pour traiter les demandes d'accès.

Opacité financière

Selon le ministère de l'Economie, « les journalistes, chercheurs, et acteurs de la société civile engagés pour la transparence financière » pourront demander à bénéficier, gratuitement, d'un accès complet au registre afin de poursuivre « leurs travaux de recherche, d'investigation et d'information ». Et les entreprises pourront créer un compte pour assurer « leurs devoirs de diligence et de connaissance client », notamment au titre de la loi Sapin 2.Ces restrictions sont dénoncées par les organisations de lutte contre la fraude, le blanchiment ou la corruption. « C'est une très bonne nouvelle pour ceux qui ont des choses à se reprocher et de l'argent à cacher », ironise dans une interview à « Challenges » le président de Transparency International France, Patrick Lefas, ex-magistrat de la Cour des comptes.Les registres de bénéficiaires effectifs, en France comme à l'étranger, sont en effet très utiles aux acteurs de la société civile pour identifier les propriétaires cachés derrière des sociétés écrans et repérer de possibles crimes financiers.Le registre tricolore a ainsi permis à Transparency International de documenter l'acquisition suspecte de villas et appartements de luxe par des proches du Kremlin. Il a aussi servi à relever de potentiels conflits d'intérêts de responsables politiques. A l'avenir, l'accès restreint au registre va compliquer la tâche de ces lanceurs d'alerte.« L'utilité des informations sur les bénéficiaires effectifs va bien au-delà de la question du blanchiment », explique Maira Martini, de Transparency International. « Par exemple, certaines organisations travaillant sur la liberté de la presse, qui pouvaient vérifier l'actionnariat des médias, ne le pourront plus. »Si la France a fait volte-face, ce n'est pas de gaieté de coeur, mais pour se à une décision de justice de novembre 2022.

Un séisme judiciaire

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) avait alorsrendu un arrêt explosif. Les magistrats concluaient que l'accès libre et généralisé aux registres, quoique prévu par une directive européenne, était contraire aux règles communautaires sur la protection des données personnelles et au respect de la vie privée. Autrement dit, il était injustifié de divulguer massivement autant d'informations sur les propriétaires d'entreprises (nom, mois et année de naissance, nationalité, nature et étendue des intérêts effectifs).

Dans la foulée de ce séisme judiciaire, huit pays du bloc avaient immédiatement bloqué l'accès à leurs registres. La France, après avoir brièvement verrouillé le sien début 2023, avait finalement décidé d'attendre une clarification des règles européennes. Celles-ci ont été mises à jour dans la 6e directive contre le blanchiment (« AMLD 6 »), publiée au « Journal officiel de l'Union » le 19 juin 2024. Paris se met donc en conformité. Le verre n'est pas qu'à moitié vide. « Tous les pays doivent s'assurer que les journalistes et organisations de la société civile travaillant sur le blanchiment d'argent et les infractions sous-jacentes, n'importe où dans le monde, ont accès à leurs registres des bénéficiaires effectifs. Cet accès doit être généralisé et non au cas pas cas », explique Maira Martini. Et lorsqu'un Etat membre accorde l'accès à son registre, les autres pays des Vingt-Sept sont censés s'aligner automatiquement.Certains pays, qui ont toujours refusé à la presse comme aux ONG l'accès à leurs registres, comme Malte, Chypre ou les Pays-Bas, devraient être contraints d'entrouvrir la porte. Cela ne servira toutefois à rien si les registres eux-mêmes sont incomplets. En théorie, les bénéficiaires effectifs ont une obligation de déclaration. S'ils ne s'y conforment pas, ils encourent des sanctions pénales. Mais celles-ci « se comptent sur les doigts d'une main », selon Transparency International, qui encourage maintenant les pays européens à durcir les contrôles.