Elle approchait de son troisième siècle. Fondée en 1839 pour construire déjà des locomotives, l'entreprise, Alstom va bientôt être démantelée. L'énergie qui constitue l'essentiel de son activité, sans doute la plus porteuse d'avenir, va passer dans des mains étrangères. Ce n'est certes pas la première fois qu'une belle entreprise française est avalée par un géant d'ailleurs. Gageons cependant que l'effacement d'Alstom va marquer davantage les Français. Parce qu'il y a eu des précédents qui ont éveillé l'attention, parce que le gouvernement multiplie les effets de manche, parce que Nicolas Sarkozy s'était battu pour « sau
ver » l'entreprise (c'est-à-dire éviter qu'elle soit reprise par un allemand) il y a dix ans. Mais aussi et surtout parce que le groupe incarne, plus que n'importe quelle autre firme du CAC 40, l'idéal de l'excellence industrielle à la française : une maison vénérable, avec une forte culture d'ingénieurs, qui fabrique du gros matériel technologique, proche des pouvoirs publics. Sa dissolution de fait pourrait enfin donner lieu à une prise de conscience salutaire.Les précédents ont amplement été rappelés. Il y en a plusieurs sortes, plus ou moins faciles à accepter. Le plus évident, c'est l'entreprise « à la ramasse » qui ne peut plus survivre sans l'arrivée d'argent frais : c'est apparemment le cas d'Alstom, c'était celui du constructeur automobile Peugeot, qui a dû ouvrir son capital au chinois Dongfeng. Viennent ensuite les groupes absorbés par un rival étranger « à la loyale » : le fabricant d'aluminium Pechiney absorbé par le canadien Alcan, le sidérurgiste Arcelor avalé par le britannique d'origine indienne Mittal, la place de marché boursier Euronext gobée par l'américain NYSE (dans un scénario qui rappelle étrangement celui d'Alstom : une offre américaine, une contre-offre allemande provoquant la crainte d'un bain de sang social). Signalons au passage que ces opérations n'ont porté chance ni aux salariés français des firmes rachetées ni aux actionnaires internationaux des acheteurs. Enfin, il y a les départs « à l'anglaise », ou « à la discrète » pour ne fâcher personne : une entreprise française se marie avec une entreprise étrangère, le patron est français - juste après la noce - et le siège du nouveau groupe part à l'étranger, pour toujours. C'est le cas du chimiste Rhodia avec le belge Solvay, du cimentier Lafarge avec le suisse Holcim et du publicitaire français Publicis avec l'américain Omnicom (une fusion qui bute sur des questions… fiscales).Il y a là le signe d'un problème bien français. Dans une économie de marché, il est tout à fait normal que les contours des entreprises se redessinent au fil des échecs et des réussites, que des firmes faibles soient rachetées par de plus fortes. Mais il n'y a aucune raison que les opérations se passent toujours dans le même sens, sauf à supposer que c'est l'ensemble d'une communauté qui est affaiblie. Or c'est ce qui se passe aujourd'hui en France. Seulement des départs, aucune arrivée. Le contraste est frappant avec ce qui se passait il y a dix ou quinze ans, quand Renault s'emparait du japonais Nissan, Pernod Ricard du britannique Allied Domecq, Sanofi de l'allemand Aventis (OPA à 55 milliards de dollars !) ou PPR (devenu depuis Kering) de l'italien Gucci.A y regarder de plus près, le problème ne s'arrête pas aux grandes manoeuvres, et c'est sans doute là que c'est le plus important. On marche ici sur des oeufs car on sort des faits et des constats pour entrer dans l'espace plus fragile des confidences et des portes dérobées. D'abord, les dirigeants des filiales françaises de groupes étrangers n'arrivent plus à convaincre d'investir en France. « Mais pourquoi t'obstines-tu à nous proposer des projets en France alors qu'on gagne tellement plus d'argent plus facilement en Thaïlande, aux Etats-Unis ou au Brésil ? » s'est récemment fait rétorquer l'un d'entre eux, qui a pourtant la nationalité de sa maison mère. Les grands groupes hésitent aussi de plus en plus à envoyer des grosses pointures à Paris. En témoigne la mine désolée des agents immobiliers dans les beaux quartiers parisiens ou à Neuilly, à la vente comme à la location.Ensuite, il ne se passe pas de semaine sans que l'on entende un ou plusieurs témoignages de départs à l'étranger de cadres dirigeants, voire d'équipes entières comme dans la finance. Rien à voir avec les polémiques de 2012 autour des projets belges de deux personnalités de premier plan mais fort différentes, l'acteur Gérard Depardieu et le chef d'entreprise Bernard Arnault, PDG de LVMH (qui possède « Les Echos »). Les déménagements se font désormais dans la discrétion, au fil de l'eau. Ils sont parfois le fait de dirigeants invoquant d'excellentes raisons de s'installer à Hong-kong ou Genève - la proximité du marché, la vocation de l'épouse, l'école des enfants. Ils sont le plus souvent décidés par de jeunes cadres prometteurs qui distinguent mal leur avenir en France. Sans oublier les entrepreneurs qui partent créer leur prochaine start-up en Californie ou en Israël, là ou c'est tellement plus simple.La cause de ces départs n'est pas seulement la fiscalité, la réglementation ou la morne croissance. C'est aussi, au-delà des paroles réconfortantes de gouvernants fraîchement convertis, le regard porté sur l'entreprise dans le pays. Une entreprise vue au mieux comme une poche inépuisable, au pire comme un ennemi. Pour bâtir son avenir, la France devra se réconcilier avec elle. Cela doit devenir une priorité nationale.