Peut-on diriger un empire de 70.000 salariés depuis Rennes ? S'imposer comme le roi de la mode en étant sis à Saint-Malo ? S'établir en spécialiste mondial du cachemire à partir d'un village du fin fond de l'Ombrie ? Ou encore exporter plus de 80 % de son chiffre d'affaires depuis le Voironnais ? Les entreprises familiales sont autant de pieds-de-nez aux Parisiens ou autres citadins, convaincus qu'il n'y a point de salut hors des mégalopoles. Certains affirment que « Nos régions ont du talent » : ce qui est clair, c'est qu'il est, en nos régions, bien des entreprises talentueuses… Loin de l'image d'Epinal, ou de la couleur locale AOC. L'ancrage régional constitue alors un socle fondamental. Et pas uniquement en termes géographiques. « Au-delà de la région, l'ancrage est synonyme d'attachement au patronyme, à la parenté, aux origines, à la famille - avec toutes ses contradictions -, mais aussi à l'institution, que ce soit un comptoir, un magasin, une maison, un établissement, une fabrique, une manufacture, ou une usine… », estime Sylvain Daudel, directeur du Family Business Center de l'Edhec.Concrètement ? Ce sont autant de chefs d'entreprise qui, malgré les inconvénients d'une implantation historique mal desservie, ou d'une usine peu adaptée aux nécessités modernes, n'envisagent pas un instant de déménager. Ce sont des réunions de famille qui se tiennent dans les hauts lieux « historiques » des groupes : chez Mulliez ou Bonduelle, par exemple, on alterne les visites de nouveaux sites, avec les pèlerinages dans le Nord fondateur. Ce sont aussi des lignées entières : ouvriers, techniciens ou patrons, qui se retrouvent de père en fils, sur plusieurs générations, à travailler au coude-à-coude. Dans un esprit parfois un peu paternaliste, il faut bien le reconnaître. Ce sont aussi des dirigeants qui paient de leur personne au niveau local : qui sera dirigeant du Club de foot, qui sponsorisera toutes les animations de la vie culturelle et sportive, et qui bien sûr, sera pilier du Rotary. Quant aux héritiers ? Une fois jeunesse faite (dans un grand groupe, et pourquoi pas avec une expérience internationale), il leur faudra bien rejoindre le fief familial, avec femme et enfants. « Mon épouse a signé en connaissance de cause », reconnaît un repreneur, mi-sourire, mi-soupir.C'est que derrière la fidélité au territoire se cachent bien souvent l'âme et les valeurs des entreprises familiales. « L'ancrage régional est le signe de la fidélité de l'entreprise à ses salariés mais aussi de son implication sur le long terme : il incarne la pérennité des valeurs de l'entreprise », estime Christophe Saubiez, associé PME et ETI, responsable entreprises familiales chez Deloitte. Avec le risque aussi, de limiter parfois l'horizon. « Cela peut devenir un facteur de stagnation, d'inhibition et d'aveuglement face aux défis compétitifs de nouvelles technologies ou de nouveaux entrants », prévient Sylvain Daudel. Pour celles qui réussissent ? L'attachement territorial fait figure de force, et ne les empêche en rien d'avoir de l'ambition. Au contraire. « L'ancrage régional constitue une base solide, un référentiel de départ, voire un tremplin pour partir à la conquête d'autres marchés », estime Christophe Saubiez. Mais à une condition : « il faut être le meilleur chez soi pour prétendre aller loin », pour reprendre les termes d'un dirigeant qui a su très bien concilier ce grand écart.