Depuis quelques mois, Julien Chantry, dirigeant trentenaire de Tourcoing, dans le Nord, n'est plus seul à la tête de Stella, l'entreprise qu'il a rachetée à son père il y a trois ans. Il a constitué un comité stratégique qui accueille deux administrateurs indépendants. Il compte sur eux pour l'aider à développer, à l'international notamment, sa petite affaire (3,5 millions d'euros de chiffres d'affaires) de baby-foots, billards et autres jeux de fléchettes. « Lorsque l'on gère une PME de 24 personnes et qu'on est seul à piloter, on est exposé à de nombreuses questions que l'on ne maîtrise pas. Je trouvais intéressant de prendre du recul au sein d'une instance spécifique », explique l'entrepreneur, sensibilisé à la gouvernance pendant ses études à HEC. Il convoquera cette instance chaque trimestre.

Rares sont encore les patrons de PME à entreprendre une telle démarche. La figure du chef d'entreprise, unique capitaine de son navire, reste bien ancrée dans l'imaginaire collectif. La gestion en solo est pourtant devenue risquée dans un environnement économique toujours plus complexe.

Fragilisation

« Le dirigeant est aujourd'hui comme le marin décrit par Platon dans 'La République'. Il doit tenir la barre, tout en étudiant les saisons, le ciel ou les astres », glisse Cécile Vacher, coprésidente de l'Institut français des administrateurs (IFA) Grand Ouest, la principale association d'administrateurs indépendants de l'Hexagone. « Quarante mille PME françaises réalisant un chiffre d'affaires de plus de 3 millions d'euros sont parfaitement légitimes à bénéficier de l'apport, en expertise et en savoir-faire, d'un administrateur. Cela étant, 90 % d'entre elles ne le font pas », regrettait l'été dernier, dans une tribune publiée dans « Les Echos », l'Association des administrateurs professionnels indépendants et associés (APIA).

La faute, peut-être, à leur statut juridique. Les trois quarts des entreprises relèvent du régime de la société par actions simplifiées (SAS). Contrairement à celui de la société anonyme (SA), ce statut n'entraîne pas la création d'un conseil d'administration. Cet organe de contrôle, aussi chargé de la stratégie, est constitué de membres qui ne sont pas nécessairement actionnaires de l'entreprise.« En concentrant le pouvoir dans les mains du dirigeant, la SAS a favorisé son isolement e t participé à fragiliser les gouvernances », analyse Emmanuelle Cadiou, le PDG de Cadiou, leader français de la fabrication de portails en aluminium. Or « développer une entreprise exige de faire appel à des compétences extérieures », souligne la patronne du groupe breton aux 110 millions de chiffre d'affaires et aux 720 salariés. « C'est justement ce que permet la SA avec conseil d'administration et administrateurs indépendants. »

« Les entreprises familiales mieux prédisposées »

Mais si seules trois entreprises sur dix ont mis en place un conseil d'administration, selon Bpifrance, la notion de gouvernance infuse peu à peu le tissu des PME, en particulier familiales. Avant la reprise, les héritiers ont souvent multiplié les expériences professionnelles et expérimenté des systèmes de pilotage moins verticaux. Plus encore, « les nouvelles générations sortent la gouvernance du seul domaine économique », analyse Jean-Eudes Tesson, président du conseil d'administration du groupe Tesson, spécialisé dans la supply chain et l'énergie (80 millions de chiffre d'affaires avec 400 collaborateurs), aux Sables-d'Olonne, en Vendée. « La prise en compte des indicateurs extra-financiers ne fait que commencer et, face à ces défis, les entreprises familiales sont mieux prédisposées que d'autres », souligne celui qui est aussi président de l'Unédic.Aujourd'hui président du réseau des entreprises familiales FBN (family business network) Grand Ouest, ce patron avoue, lui aussi, avoir fonctionné « à l'ancienne » avant d'opérer sa révolution culturelle. Ses filles, désormais DRH et présidente, ont confirmé ce changement et ouvert les instances stratégiques à des profils atypiques, des artistes notamment. « Cet exemple illustre la volonté grandissante des chefs d'entreprise de s'ouvrir à desexpertises et des talents différents », observe Xavier Migeot, délégué général du Medef d'Ille-et-Vilaine.Autre signe de cette évolution : en deux ans, le nombre d'adhérents à l'Institut français des administrateurs est passé de 3.000 à 3.700 personnes. Récemment, une réunion organisée à Rennes par le Medef d'Ille-et-Vilaine avec le FBN, l'IFA Grand Ouest et l'APIA - une première - a attiré une centaine de cadres et dirigeants, curieux de découvrir les retours d'expérience d'entreprises ayant fait évoluer leur gouvernance.

« Des talents différents »

Parmi elles : le groupe Denis Matériaux, installé à Guichen, en Ille-et-Vilaine. En une décennie, la société familiale, spécialisée dans la fabrication et le négoce de matériaux de construction, est passée du rang de PME à celui d'ETI. Son chiffre d'affaires a bondi de 40 millions à 140 millions d'euros, de même que ses effectifs, multipliés par six sur la période pour atteindre 600 personnes aujourd'hui. Une telle croissance a révélé les limites d'une gestion traditionnelle où « les problèmes de la société et de la famille s'imbriquaient en permanence », témoigne Rachel Denis Lucas, administratrice du groupe. Face à cette situation, les actionnaires ont changé la forme juridique de l'entreprise, ouvert le capital à deux fonds d'investissement et recruté deux directeurs généraux. Un virage « ultra-positif qui a permis de prendre du recul et de diversifier l'activité », selon elle.Pour être « challengé avec bienveillance » - selon l'expression de Xavier Migeot - par un administrateur indépendant, encore faut-il que celui-ci soit bien formé. Les formations ont fleuri mais les dirigeants préfèrent encore jouer la carte du réseau. Selon l'IFA, on dénombrerait 150.000 administrateurs dans l'Hexagone.