En s'attaquant au marché des smartphones low cost, la Fondation Mozilla se pose en alternative au système Android de Google... qui lui apporte pourtant 90 % de ses revenus.
En s'attaquant au marché des smartphones low cost, la Fondation Mozilla se pose en alternative au système Android de Google... qui lui apporte pourtant 90 % de ses revenus.
C'est un drôle d'animal dans la jungle des géants d'Internet. En dix ans d'existence, Firefox a réussi à enrayer la mainmise de Microsoft sur les logiciels de navigation sur le Web, puis à survivre à la concurrence de Google sur le même secteur. Son navigateur, dont le logo figure une sorte de renard orange stylisé (un panda roux, pour être exact) est utilisé par un internaute sur cinq dans le monde. Bel exploit pour un organisme à but non lucratif issu du logiciel libre, la Fondation Mozilla, qui compte à peine un millier de salariés. Et qui s'est lancé depuis un an dans un défi pour le moins ambitieux : proposer aussi une solution alternative sur le marché des smartphones, dominé aujourd'hui par Apple et Google, avec un système d'exploitation gratuit et plus respectueux de la vie privée qu'iOS ou Android.A l'origine de Firefox, il y a une figure historique d'Internet : Netscape Navigator, le premier logiciel de navigation Web destiné au grand public. Un succès fulgurant, qui remonte à un âge où l'on se connectait au Net avec en fond sonore le bruit strident des modems, avec un débit de 24 kilobits par seconde - mille fois moins que les connexions 4G d'aujourd'hui. Netscape, fondé en 1994 par le jeune informaticien américain Marc Andreessen, règne sans partage pendant deux ans sur le Web mondial... jusqu'à ce que Microsoft se lance dans la « guerre des navigateurs » en diffusant gratuitement son logiciel Internet Explorer, profitant sans vergogne de la domination de Windows dans le PC.
Des militants de l'« open source »
Malgré un procès mémorable contre Microsoft pour violation de la loi antitrust, Netscape ne s'en relèvera jamais. Rachetée par AOL en 1998, l'ancienne star du Web périclite et finit par mourir pour de bon en 2003, quand AOL Time Warner ferme sa division navigateurs, licenciant au passage la quasi-totalité des développeurs... Pour solde de tout compte, le groupe verse 2 millions de dollars à une organisation à but non lucratif, chargée de faire vivre une version « open source » de Netscape. La Fondation Mozilla est née, et se donne pour objectif de « promouvoir le choix et l'innovation sur le Web ». Avec une équipe de seulement huit personnes, mais appuyée par des milliers de bénévoles, elle mettra un an à développer le navigateur Firefox.Quand il sort enfin, personne n'y croit - il faut dire qu'en 2004 Microsoft concentre près de 95 % de la navigation sur le Web. Mais Internet Explorer a peu évolué au fil des ans, et grâce à diverses innovations, le petit renard fait rapidement son trou : il lui faudra à peine un an pour conquérir 10 % du marché des navigateurs dans le monde et quatre ans pour atteindre les 20 %. Dans la foulée, Google lance lui aussi son logiciel de navigation, Chrome, devenu depuis 2012 le plus utilisé au monde grâce à un effort de communication sans précédent. Selon les pays, Firefox revendique aujourd'hui une place de numéro deux ou trois. « Nous estimons que nous avons gagné notre bataille, estime Tristan Nitot, ancien de Netscape et représentant de la Fondation Mozilla pour la France. Le marché des navigateurs s'est ouvert, et nous avons obligé Microsoft à innover à nouveau. »
Une décennie plus tard, l'histoire se répète avec la navigation Internet sur smartphone. Cette fois, la domination ne vient pas de Microsoft, mais d'Apple et de Google. A eux deux, les systèmes d'exploitation iOS et Android concentrent environ 95 % du marché. Tous deux proposent par défaut leur propre outil de navigation, et décident quels logiciels extérieurs peuvent être proposés dans leurs boutiques d'application - Apple, en particulier, oblige les navigateurs présents sur l'App Store à utiliser le même moteur de navigation que son logiciel Safari, ce qui empêche Firefox d'être présent sur iPhone et iPad.
Un Firefox OS contre Android ?
Pour exister sur les mobiles, Mozilla a choisi de proposer non plus un logiciel, mais un véritable système d'exploitation « open source ». Mais cela oblige la fondation à changer de dimension : « Pour chaque nouveau pays, nous devons nouer des partenariats avec des opérateurs et des fabricants », explique Tristan Nitot. Les appareils, fabriqués par les constructeurs chinois TCL et ZTE, ainsi que par le sud-coréen LG, sont commercialisés aujourd'hui dans quinze pays, principalement en Amérique latine et en Europe. La liste devrait s'agrandir d'une douzaine d'autres marchés cette année - mais aucun lancement n'est pour l'instant prévu en France.La particularité de Firefox OS, c'est qu'il vise uniquement les smartphones low cost, vendus moins de 100 dollars. Un prototype à 25 dollars a même été présenté fin février au Mobile World Congress de Barcelone. Sur ce marché prometteur, car il vise avant tout les habitants des marchés émergents qui ne disposent aujourd'hui d'aucun moyen d'accès à Internet, Google règne aujourd'hui sans partage : Apple et Microsoft ne s'y intéressent pas et même Nokia, propriété de Microsoft, s'apprête à lancer une gamme de mobiles bon marché reposant sur une version modifiée d'Android. Au-delà des téléphones, Firefox OS pourrait aussi être décliné sur tablette et même sur téléviseur - le japonais Panasonic a annoncé un partenariat en janvier dernierDans le mobile plus encore que dans la navigation sur ordinateur, la Fondation Mozilla se retrouve donc en concurrence frontale avec Google. Une situation paradoxale, car le géant de Mountain View est également - et de loin - sa principale source de revenus. Depuis 2005, Google figure en effet en premier choix dans la barre de recherche du logiciel Firefox : c'est donc vers lui, et vers ses liens sponsorisés très rémunérateurs, que sont renvoyés les utilisateurs. Fort logiquement, cette place de choix se paie, et son prix n'a cessé d'augmenter : les « royalties de recherche » versées par Google sont passées de 61,5 millions de dollars en 2006 à près de 300 millions en 2012, selon le dernier rapport annuel de la Fondation Mozilla, soit 90 % de ses revenus, le reste provenant essentiellement de dons.En vertu d'un accord signé en novembre 2011, Google devrait apporter au total près de 1 milliard de dollars sur trois ans. Cette manne financière permet à la fondation de vivre confortablement - à Paris, elle s'est installée l'an dernier dans des locaux somptueux, sur les grands boulevards, avec nourriture gratuite et salle de réception pour accueillir la communauté des développeurs. « Nos salariés sont de très haut niveau, nous devons leur offrir un environnement équivalent à celui des géants d'Internet. D'autant que ceux qui choisissent de venir chez nous ne pourront pas compter sur des stock-options ! », justifie Tristan NitotAvoir pour principal sponsor une entreprise qui est aussi son principal concurrent : la situation peut sembler aussi cocasse que dangereuse. Pourtant, il y a peu de risques que Google abandonne le financement de la Fondation Mozilla, et leur accord, qui arrive à expiration en fin d'année, devrait, sauf surprise, être reconduit. D'abord parce que Firefox ne lui fait pas trop d'ombre, que ce soit dans la navigation Web ou dans les smartphones - où le tout jeune système d'exploitation libre a encore des progrès à faire. Ensuite parce que couper les vivres au petit renard serait un signal très négatif en direction de la communauté « open source », que Google s'est toujours efforcé de ménager. Enfin parce que l'existence même de Firefox constitue, pour la firme de Larry Page et Sergey Brin, la garantie de ne pas se retrouver la cible des autorités antitrust, comme Microsoft à la fin des années 1990. Un bon moyen d'éviter que l'histoire ne se répète complètement.