En avril 2024, le président sierra-léonais Julius Maada Bio déclarait l'état d'urgence face à l'hécatombe des décès et aux ravages du "kush", drogue de synthèse bon marché et extrêmement addictive.
Le seul centre national de désintoxication de ce pays très pauvre a pu offrir une cure à 309 toxicomanes depuis son ouverture en février 2024. Un second centre officiel vient d'ouvrir, le 16 mai, dans le sud.
En ce jour de fin avril en périphérie de Freetown, 52 Sierra-Léonais âgés de 17 à 35 ans, la plupart tombés dans le kush quand ils étaient étudiants, retrouvent leurs familles et la liberté après leur cure: sept semaines dans un camp, gardés par des militaires et encadrés par un personnel médical et des travailleurs sociaux.
Certains ont encore un regard habité ou gardent une lenteur dans leur élocution.
Selon de récentes analyses scientifiques, le kush de Sierra Leone contient des nitazènes, opioïdes puissants et souvent mortels dont certains seraient 25 fois plus puissants que le fentanyl, et/ou des cannabinoïdes synthétiques.
Dévastateur, il endommage les organes vitaux, provoque un état de somnolence, des troubles mentaux et des hallucinations.
- "On est dehors" -
Mariama Turay, 29 ans, joliment maquillée, serre dans ses bras sa voisine de dortoir, Binta Bah, 28 ans dont 8 d'addiction.
"Aujourd'hui, on est dehors. Mariama, Binta, Isata: les meilleures", proclame un graffiti dans le dortoir.
La douce Mariama a eu un début de carrière d'actrice avant de tomber dans le kush à 27 ans. Les relations avec son mari - consommateur et revendeur qui lui a au départ donné du kush pour l'aider à dormir - étaient difficiles.
Elle raconte son besoin irrépressible de fumer et l'abandon de son époux, exilé par sa famille au Canada où il se soignera et se remariera.
Réfugiée chez ses parents, c'est la descente aux enfers.
"J'étais tellement furieuse: je me suis mise à fumer tout le temps, j'ai vendu mes meubles, ma télévision, mon alliance; j'ai volé de l'argent à ma mère pour acheter du kush...", confie-t-elle. "Si je ne me droguais pas, tout mon corps me faisait souffrir".
Le centre de Freetown a plus de 2.000 personnes sur liste d'attente. Nombre de jeunes n'ont donc pas eu la possibilité d'un sevrage thérapeutique.
A "Calaba Town", banlieue déshéritée à une heure de route de la capitale sierra-léonaise, certains vivent une désintoxication quasi inhumaine chez un guérisseur traditionnel, Hassan Kamara, 65 ans.
En entrant dans cette maison barricadée, la vision est terrible.
Affaiblis par la faim, la soif et peut-être une sédation forcée, six jeunes hommes - tous arrivés avec une addiction au kush - sont hébétés, détresse dans le regard, allongés sur des matelas à la saleté et à la puanteur infectes, des chaînes en fer et des cadenas fixés à des piquets entravant leurs chevilles.
"Les parents n'ont nulle part où amener leurs enfants... il y a trop de souffrance", lance M. Kamara.
- "Nouvelle personne" -
Manso Koroma, 31 ans, amputé d'une jambe au niveau du genou, est enchaîné depuis quatre longs mois.
Ancien mototaxi, il a dû être opéré après un accident de la route, et est tombé dans le kush pour atténuer douleurs et désespoir.
C'est sa soeur qui a eu vent de la "réputation" de M. Kamara.
Le guérisseur montre les décoctions qu'il donne aux patients, utilisant des "plantes et le Coran".
"Quand je suis arrivé ici j'étais très violent", mais maintenant "je vais mieux", lâche Manso sous l'oeil de M. Kamara qui l'a déclaré "sevré". "Je voudrais juste que ma soeur vienne me chercher..."
Aliou Kargbo, 27 ans, enchaîné depuis quatre mois après un an d'addiction, dit sa "tristesse à cause de tout ce temps" qu'il a "gâché".
M. Kamara affirme avoir sevré "2.160 patients" depuis deux ans. Et voudrait une "aide" du gouvernement pour améliorer ses conditions d'accueil.
"De nombreuses violations des droits de l'homme ont lieu dans ces centres informels; nous ne pouvons pas les légitimer en les aidant", répond Ansu Konneh, directeur de la Santé mentale au ministère de la Protection sociale, et qui gère le centre national de désintoxication de Freetown.
"Nous essayons plutôt de sortir les patients" de ces centres informels, qui sont plus d'une dizaine dans le pays, dit-il.
Au centre national de Freetown, le taux de réussite est difficile à évaluer après un an d'existence. Mais M. Konneh prévoit que "80%" des étudiants sélectionnés pour la cure s'en sortiront et reprendront le chemin de l'université.
Le regard mélancolique de Dominic Charles, la vingtaine, reflète ce défi. Devenu accro au kush à 19 ans, et passé par le centre national il y a un an, il a depuis repris ses études et s'accroche.
"La désintoxication, c'est autant dedans que dehors...", dit-il. "Tout est question de mental: le plus dur, c'est de revoir tes anciens amis... Certains vont vouloir te faire replonger".
A Freetown, Mariama, de retour dans la maison familiale après sa cure, se jette aux pieds de son père.
"Merci mon Dieu, j'ai retrouvé ma fille", lance, bouleversé, Ibrahim Turay. "J'espère que ça t'a servi de leçon...", lâche-t-il. "Bien sûr", sanglote Mariama.
La jeune femme sait qu'elle va devoir prouver à ses parents qu'elle est "une nouvelle personne". "Si la société ne nous accepte pas, ce sera à nous de nous faire accepter".