Le diable se cache dans les détails, et plusieurs secteurs de l'économie française craignent d'en faire l'amère expérience. En cause : le Digital Market Act (DMA), nouvelle arme de Bruxelles pour mieux encadrer les activités des géants du numérique, qui doit entrer en application le 7 mars prochain. Le texte leur fixe en effet un certain nombre de règles pour limiter leur domination, dont l'interdiction de favoriser leurs propres services et produits en ligne.

Plusieurs grands groupes sont concernés : Google, Apple, Meta, Microsoft, Amazon, mais aussi ByteDance, la maison mère de TikTok. Rendus incontournables par leur taille et le nombre de marchés sur lesquels ils opèrent, tous sont considérés comme des « contrôleurs d'accès » à Internet (« Gate Keeper »), et sont donc sommés de laisser la concurrence respirer.

Modifier les classements de résultats

Et c'est là que le bât blesse. Dans le cas de Google, ce nouveau règlement entraînera mécaniquement une plus forte exposition des plateformes et autres comparateurs de prix, qui bénéficieront d'une place de choix parmi les résultats de recherche. Une manière de réduire l'influence de Google dans les réservations de vols (Google Flights), le commerce en ligne (Google Shopping) ou dans l'hébergement (Google Hôtels).« Pour se mettre en conformité, Google a choisi de faire disparaître les liens préférentiels vers ses services, mais aussi d'octroyer de nouvelles opportunités de visibilité pour les OTA (« Online Travel Agencies ») et les comparateurs, qu'il considère comme ses concurrents », résume un bon connaisseur du dossier.Concrètement, ces « opportunités » prendront la forme d'un nouveau bloc de résultats. Celui-ci s'intercalera entre les résultats sponsorisés (payants) dit « SEA », qui fonctionnent grâce à l'achat de mots-clés, et les résultats dits « SEO », qui sont gratuits, mais classés en fonction de critères variables comme le prix le plus bas, la catégorie de l'établissement ou sa localisation. Avec pour conséquence de faire redescendre d'un cran les sites des groupes hôteliers, voire des établissements indépendants.

Les hôteliers montent au créneau

De quoi faire monter au créneau les organisations professionnelles : « Ce nouveau pavé va attirer l'internaute et va considérablement faire baisser le trafic », déplore Véronique Siegel, la présidente de la branche hôtellerie de l'Umih (Union des métiers et des industries de l'hôtellerie). Alors que Google effectue ses premiers tests, « on en ressent déjà les effets, avec des baisses de trafic de 15 % à 45 % », poursuit la dirigeante. « On augmente la proportion de réservations intermédiées, avec une prise de commission au passage, ce qui diminue les marges ».Au coeur des préoccupations figure logiquement le coup de pouce dont va bénéficier Booking.com, qui facture une commission de 18 % a minima sur chaque vente. « On va donner encore plus de puissance à une plateforme qui dispose déjà d'une force de frappe considérable et qui est le plus gros client marketing de Google dans notre secteur », soupire le cadre d'un groupe hôtelier.Selon les professionnels du secteur, le DMA, censé garantir une forme de concurrence plus saine, renforcerait donc la domination des géants de la tech. Ironie de l'histoire, Booking.com pourrait lui-même devenir un « Gate Keeper », dans les prochaines semaines. « Cela part d'un bon sentiment, mais le résultat est contraire à l'esprit du texte », résume Véronique Siegel. Un autre hôtelier estime de son côté que « cela se traduira très certainement par une augmentation du prix pour les consommateurs, au seul profit des plateformes et comparateurs ».

Les compagnies aériennes moins exposées

Même inquiétude du côté des compagnies aériennes, même si le poids des comparateurs de prix et des grandes agences en ligne dans l'aérien n'est pas aussi lourd que dans l'hôtellerie. Depuis le Covid, la part des ventes directes sur les sites des compagnies traditionnelles est même passée de 30 % à 50 % en moyenne et elle est de plus de 90 % chez les low cost.« L'idée de départ est bonne, mais sa mise en oeuvre par Google favorise les agences de voyages en ligne au détriment des sites de vente directe des compagnies aériennes », estime un acteur du secteur. Avec là encore, le risque pour les compagnies aériennes de passer après les comparateurs et les agences en ligne dans le classement des résultats. Surtout si ces dernières font en sorte d'afficher les prix les plus bas possible, en se limitant au tarif des vols « secs », sans prestation ni frais de dossier éventuel.

Pratiques trompeuses

« Certains sites n'hésitent pas à sous-couper nos tarifs, en espérant se rattraper sur les suppléments bagages ou autres, explique un bon connaisseur du sujet. Cela leur permet d'apparaître à l'écran dans les premières lignes, avec des prix plus bas que ceux de la compagnie ». Ce qui est le plus souvent déterminant pour emporter une vente. « Si on ne figure pas dans les deux ou trois premières lignes du classement des résultats, on n'existe pas commercialement », souligne-t-il.

Au final, entre les suppléments et les frais de dossier, le passager risque de payer son vol plus cher que sur le site de la compagnie, mais il aura eu l'impression de faire une bonne affaire. Des pratiques si répandues que Ryanair elle-même a dû partir en guerre contre ce qu'elle appelle les agences « pirates », qui utilisent ses bas tarifs pour attirer la clientèle.

Du côté d'Air France, on souligne l'importance de la transparence des résultats de recherche, pour éviter ces dérives. « L'affichage des résultats doit permettre aux utilisateurs de savoir auprès de qui ils réservent et de connaître dès l'affichage initial, le prix réel et final de la prestation, souligne-t-on chez Air France. L'affichage doit aussi prendre en compte le souhait de la plupart des utilisateurs d'acheter leurs billets en direct, auprès de la compagnie aérienne ». Car même si un billet sur deux est aujourd'hui réservé directement sur le site d'Air France, une partie du trafic du site provient d'une première recherche de prix sur Google.

Google « essaye de trouver un équilibre »

Interrogé, le géant américain reconnaît que plusieurs options se présentaient à lui pour se mettre en conformité avec le DMA, mais assure que la solution retenue est le fruit d'un travail avec la Commission européenne. « Nous essayons de trouver l'équilibre entre les besoins des différents acteurs de l'écosystème, tout en nous conformant à la loi. Nous avons échangé non seulement avec des agrégateurs, mais aussi avec des fournisseurs directs comme les compagnies aériennes qui recevaient auparavant du trafic gratuit via Google Flights par exemple et qui seront impactés par nos changements », indique un porte-parole de Google.Du côté de Bruxelles, on indique en revanche que les propositions de Google n'ont pas encore été validées, et que les retours des acteurs concernés seront pris en compte. « Ce n'est pas le fait du DMA mais bien de la décision de Google, qui a présenté une version préliminaire de ses solutions de mise en oeuvre », insiste-t-on. « Nous avons un dialogue continu pour garantir les intérêts des utilisateurs. Le DMA est là pour créer des opportunités de marché ». Avant le 7 mars et l'entrée en application du texte, des ajustements pourraient donc être présentés par Google, afin d'en atténuer les éventuels effets indésirables. Après cette date, la Commission européenne pourrait prendre certaines mesures si les solutions présentées ne sont pas suffisantes.