Arslan décrit comment il a été violé à cinq reprises en prison, David évoque ses cris sous la torture que "personne" n'entendait, Emir sa terreur de vivre la mort lente de détenus séropositifs privés de traitement. 

Leurs témoignages rares, authentifiés par des documents officiels et des informations concordantes fournies par des associations, montrent l'envers d'un décor. 

Celui d'un pays d'Asie centrale qui fait parler davantage pour les excentricités de Gourbangouly Berdymoukhamedov, un ex-dentiste devenu autocrate qui écrit des poèmes sur son cheval. Ou, plus récemment, pour la chasse aux fumeurs lancée par son héritier, Serdar, qui entend "éradiquer le tabagisme" d'ici fin 2025. 

Doté des cinquièmes réserves mondiales de gaz naturel, le Turkménistan, une ex-république soviétique dirigée depuis deux décennies par les Berdymoukhamedov, ne tolère aucun média indépendant ni ONG.

Des organisations de défense des droits humains, comme Amnesty et Human Rights Watch, affirment que les opposants et les personnes LGBT+ y sont persécutés impitoyablement, en toute opacité. 

Les autorités turkmènes ne réagissent pas à ces accusations, hormis lors de réunions à l'ONU. 

En 2024, elles ont assuré que "toutes les discriminations" faisaient l'objet de poursuites judiciaires et que la pénalisation des relations homosexuelles s'expliquait par "les valeurs traditionnelles" qui façonnent "la mentalité du peuple du Turkménistan".

- Arslan, 29 ans, les viols en prison  -

D'origine ouzbèke, Arslan (prénom changé), 29 ans, a grandi dans la misère à Türkmenabat, à la frontière avec l'Ouzbékistan. "On n'avait ni pain ni vêtements de base."

Quand, à 18 ans, il part vivre dans la capitale Achkhabad, il réalise le faste d'une cité aux centaines de bâtiments de marbre blanc construits par le président Saparmourat Niazov (1990-2006) puis par son successeur, Gourbangouly Berdymoukhamedov, qui a cédé sa place à son fils, Serdar, en 2022. 

Le jeune homme y découvre une petite communauté gay et noue une relation secrète avec un homme.

En novembre 2017, à 21 ans, il est arrêté lors d'une rafle avec une dizaine d'homosexuels présumés. Son petit ami, attrapé avant lui, a, pense-t-il, été contraint de le dénoncer.

En détention, Arslan est tabassé. Lors de son procès à huis clos, en janvier 2018, il est condamné à deux ans de prison en vertu de l'article du code pénal interdisant la "sodomie". 

Il passe neuf mois en colonie pénitentiaire, à Türkmenabat, avant d'être gracié en septembre 2018.

Il lui faudra plus d'un mois avant de pouvoir raconter à l'AFP les supplices subis en détention. Son baraquement, décrit-il, comptait 72 détenus, dont une quarantaine condamnés pour leur orientation sexuelle.

Un jour, le chef de ce baraquement, un homme condamné pour meurtre "qui couchait avec beaucoup de détenus", commence à le "draguer". Puis il le viole à cinq reprises après lui avoir donné des sédatifs. 

"C'était abominable", dit Arslan. Il fait une tentative de suicide en avalant "plein de pilules". Hospitalisé, il se souvient des mots du directeur de la prison quand il lui parle des viols: "Il a ri en disant que j'étais là pour ça". 

- Réussir à fuir -

A sa libération, Arslan tente de se reconstruire, il trouve du travail dans la restauration. 

Mais la stigmatisation est trop forte. Des gens le reconnaissent, le menacent. "Ils me criaient dans la rue des trucs comme: +Voilà le pédé!+".

Deux fois encore, en 2021 et 2022, il sera appréhendé et interné, chaque fois, en unité psychiatrique. "Ils voulaient me guérir car, pour eux, j'ai une maladie."

Arslan décide de partir. Mais les autorités, qui essayent d'endiguer le départ massif de Turkmènes fuyant les difficultés économiques et la répression, refusent de lui délivrer un passeport. 

"Tout se règle par la corruption", affirme-t-il. 

D'après Transparency International, le Turkménistan est l'un des 15 pays les plus corrompus de la planète: les élites dirigeantes y contrôlent toutes les institutions pour se "maintenir au pouvoir" et "échapper à toute responsabilité".

Arslan cherche de l'aide à l'étranger auprès de l'ONG EQUAL PostOst, qui aide les personnes LGBT+ dans l'ex-bloc communiste.

Au Turkménistan, il existe un seul fournisseur d'accès à Internet, onéreux, aux contenus limités et très surveillés. 

Pour contourner ce blocage, il trouve un VPN. "La connexion ramait en permanence", mais il parvient à contacter EQUAL PostOst sur Telegram. 

L'organisation lui envoie de quoi acheter un passeport: 300 dollars, environ le double du salaire moyen. 

En janvier 2025, Arslan arrive dans l'un des rares pays autorisant les Turkmènes à entrer sans visa, que l'AFP a choisi de ne pas identifier pour raisons de sécurité.

- David Omarov, 29 ans, les cris inaudibles  -

Depuis son adolescence, David Omarov, 29 ans, est séropositif. La prévention contre le VIH est quasi-inexistante au Turkménistan, explique-t-il.

Issu de la classe moyenne de la capitale, il occupe différents emplois à temps partiel, notamment dans des imprimeries.

Jusqu'à ce que, fin 2019, il soit convoqué par les services de sécurité lors de l'une de ces fréquentes vagues de répression contre les personnes LGBT+ à Achkhabad.

Il est détenu plusieurs jours, torturé pour donner des noms. 

"Ils savaient que j'étais séropositif", relate David Omarov. "Alors ils me frappaient avec des gants et les pieds pour ne pas toucher mon sang. Mais j'ai commencé à saigner abondamment. Peut-être que cela m'a sauvé."

"Le pire", dit-il, "c'est que personne n'entend tes cris".

Lui-aussi affirme avoir été violé mais ne souhaite pas évoquer "les moyens employés": "Ce sont des blessures qui n'ont pas guéri".

Pour justifier l'interdiction de l'homosexualité, les autorités turkmènes en appellent aux "valeurs traditionnelles". "Ce sont des fascistes folkloriques", rétorque David Omarov. 

La population turkmène est musulmane, mais le gouvernement est laïc et l'islam n'est pas l'élément central du discours étatique.

L'idéologie du pouvoir vante davantage le folklore turcique des Turkmènes, symbolisé par des tenues et une musique ancestrales, ainsi que deux animaux vénérés: un cheval - l'akhal-teke - et un chien - l'alabaï.

L'ex-président Gourbangouly Berdymoukhamedov, 68 ans, et son fils, Serdar, 43 ans, se présentent comme les gardiens de cette culture et jouissent d'un culte de la personnalité digne du stalinisme ou des dirigeants nord-coréens.

- "Tu n'es pas une erreur" - 

David Omarov a pu fuir en 2020. Depuis deux ans, il vit en Pologne, près de Varsovie, où il a obtenu l'asile et travaille dans un supermarché.

Mais depuis le Turkménistan, qu'il distingue des pays autoritaires d'Asie centrale par son degré de "cruauté", la répression le poursuit. 

Seul militant LGBT+ turkmène à s'exprimer publiquement, il reçoit des menaces de mort sur Internet.

Ses proches restés à Achkhabad sont persécutés. Son père est "porté disparu", son frère a été "agressé au couteau", selon des informations parcellaires de ses sources sur place. Il évite de contacter sa famille pour éviter d'autres représailles.

Avant son arrestation, David Omarov militait clandestinement et avait créé un projet pour aider sa communauté, "L'arc-en-ciel invisible du Turkménistan", qu'il poursuit en exil.

Même s'il peine à obtenir des financements, il veut transmettre un message d'espoir aux personnes LGBT+ dans son pays: "Tu n'es pas la honte d'une nation", dit-il d'une voix douce. "Tu mérites d'être aimé et tu n’es pas une erreur."

- Emir, 31 ans, le piège -

Emir (prénom changé), 31 ans, a ressenti son premier amour pour un garçon vers 12 ans. Il comprend alors qu'il est "différent" mais s'imagine "être le seul comme ça."

Plus tard, il découvre l'existence des gays en regardant la télévision russe, que les Turkmènes pouvaient autrefois capter par satellite avant que les antennes paraboliques ne soient interdites.

A l'époque, celui qui a grandi dans une famille pauvre de Türkmenabat aime porter des "habits roses" et "se faire des manucures". Des gens lui font des remarques homophobes.

Sa peur et sa paranoïa grandissent. "J'avais l'impression que les forces de l'ordre pouvaient lire dans mes pensées."

En 2018, il obtient un visa d'études en Russie qui, malgré une législation hostile à l'homosexualité, a longtemps servi de premier refuge aux personnes LGBT+ fuyant d'autres ex-républiques d'URSS - du moins jusqu'à l'invasion de l'Ukraine en 2022.

Un an après, Emir réussit à se rendre dans un territoire non-reconnu du continent européen que l'AFP préfère ne pas divulguer.

Sa vie bascule en avril 2024 quand il découvre qu'il est séropositif. 

Pour ce motif, il perd son emploi de serveur et se retrouve sans revenus. Surtout, il est sous la menace d'une expulsion vers le Turkménistan où, assure-t-il, "à cause de ma maladie, ils me violenteront et me feront mourir."

Il n'a pas la possibilité de quitter légalement le territoire où il se trouve car il doit d'abord rentrer au Turkménistan pour renouveler son passeport expiré. Un piège s'est refermé sur lui.

- Poursuivis pour être séropositif -

La loi turkmène permet d'emprisonner les personnes séropositives pour "sodomie" ou "exposition d'autrui" au VIH.

"Lorsque des hommes gays demandent un traitement contre le VIH, ils risquent d'être dénoncés à la police", affirme Anne Sunder-Plassmann de l'ONG IPHR (International Partnership for Human Rights), qui a travaillé sur le sujet.

Dans sa colonie pénitentiaire, Arslan affirme avoir vu des détenus séropositifs avoir des relations sexuelles avec d'autres hommes et propager le VIH, sans que l’administration, au courant, n'intervienne.

Les autorités du Turkménistan, qui font la promotion permanente d'une vie saine, ne fournissent aucune statistique sur les contaminations au VIH. 

"Le gouvernement refuse de reconnaître une crise et des médecins dissimulent souvent des infections", déplore Anne Sunder-Plassmann.

En exil, Emir n'a eu accès à un traitement antiviral que de façon très intermittente, grâce à des associations. Chaque jour, il a l'angoisse "d'attraper le sida".

Et comme Arslan, il vit dans la peur viscérale d'être repris par l'Etat turkmène. Fin juillet, deux militants critiques du pouvoir, Alicher Sakhatov et Abdoulla Oroussov, ont disparu en Turquie. Selon leurs soutiens, ils ont été probablement enlevés par les services de sécurité et ramenés de force au Turkménistan.