Ici, c'est un bureau d'études qui décroche un beau marché mais qui n'a pas les reins assez solides pour encaisser des mauvais coups. Dissensions entre les associés, tensions internes sur les salaires, départ du chef du projet sur lequel reposait la nouvelle affaire : en quelques mois, cette entreprise qui manque de fonds propres se retrouve en procédure de sauvegarde, alors que le donneur d'ordre n'a concédé qu'à régler un tiers de sa facture. Là, c'est une PME du bâtiment qui fait appel à un sous-traitant médiocre, et qui dépose le bilan, faute d'avoir été payée par des clients insatisfaits. « Des cas concrets que nous voyons au quotidien », déplore Denis Le Bossé, le dirigeant du cabinet ARC, spécialiste du recouvrement de créances.
Quelque 63.000 défaillances d'entreprises ont été enregistrées sur douze mois glissants, selon les indicateurs tombés au fil de l'été. 63.095 précisément, selon les chiffres publiés en août par la Banque de France, contre 50.400 en 2023. Un niveau qui n'est pas neutre pour l'économie et qui devrait retenir l'attention du futur « gouvernement de rassemblement » demandé par Emmanuel Macron à son nouveau Premier ministre, Michel Barnier.
Plus de 61.000 procédures concernent des microentreprises et de très petites entreprises. « On nous parle d'un phénomène de rattrapage post-Covid, mais les difficultés que nous rencontrons sont structurelles », commente un entrepreneur, qui rembourse encore un prêt garanti par l'Etat. « Nous construisons en ce moment l'un des plus gros pics de défaillances d'entreprises des trente-cinq dernières années », diagnostique Raphaël Miolane, expert en opérations de retournement et de restructuration de dette au sein du cabinet FTI Consulting.
Les trésoreries sous tension
« Depuis le début de l'année, le segment des entreprises de 11 à 50 salariés évolue défavorablement et la tendance est la même pour les entreprises de 51 à 200 salariés », signale le consultant. Avec près de 1.500 défaillances comptabilisées à fin juillet par la Banque de France, les premières enregistraient une progression de près de 36 % sur un an et les secondes, de plus de 34 %. En juillet, les économistes du groupe BPCE pointaient une hausse de 56 % des défaillances de PME - ETI, au deuxième trimestre, sur un an.
Derrière la liquidation judiciaire d'une PME emblématique comme celle de Caddie en Alsace (110 salariés), c'est une multitude de PME invisibles rattrapées par la conjoncture, un mauvais payeur, des dettes, une inadéquation au marché ou une mauvaise gestion qui passent par les tribunaux de commerce. « Il faut se battre tous les jours pour sauver sa boîte », confie un petit patron normand, dont l'entreprise est sur le fil du rasoir. Leurs noms sont connus localement, parfois depuis plusieurs générations. Pour autant, aucun repreneur n'a été trouvé pour l'atelier de découpe de viande AIM (60 salariés) en Ille-et-Vilaine, le fabricant de fermetures extérieures Mischler (49 salariés) en Haute-Saône, la Manufacture des lumières (une centaine de salariés) dans le Puy-de-Dôme ou le centenaire « roi de la cravate » Anthime Mouley (une cinquantaine d'employés) en Haute-Savoie. La liste s'allonge régulièrement, à peine visible à l'échelle nationale.
« Une grande entreprise en cessation de paiements se remarque ; une entreprise de 10 ou 30 personnes se repère moins et disparaît dans une espèce d'indifférence », reconnaît Jean-François Benon, directeur général de l'Agence de développement et d'attractivité des territoires du Val-d'Oise. Depuis quelques mois, lui aussi observe une accélération des défaillances dans ce département du nord de Paris, et la dégradation est palpable sur le tissu des PME. « Nous retrouvons les mauvais chiffres d'il y a huit ans, témoigne-t-il. En juin 2024, nous étions à 1.016 défaillances d'entreprises en données glissantes, contre 822 un an plus tôt, 550 en juin 2020, au plus fort du Covid, et 890 en 2019. Il faut remonter à juin 2016 pour dépasser la barre du millier. »« Le niveau de tension des trésoreries est tel que là où, avant, une entreprise avait la capacité de tenir face à un mauvais payeur, elle peut aujourd'hui tomber, explique Jean-François Benon. Et un client qui ne paie pas peut entraîner dans sa chute deux ou trois PME. » La situation est certes contrastée selon les secteurs. Si le mouvement est flagrant dans le bâtiment, le Comité d'expansion économique du Val-d'Oise (CEEVO) commence tout juste à identifier des fragilités dans la logistique, quand la filière aéronautique, elle, traverse une période bénie.
Des dispositifs de soutien mal connus
Frédéric Anfray, qui préside le Medef 95, veut rester confiant. « Jusqu'en juin, les carnets de commandes étaient pleins ; il faut regarder la situation métier par métier », dit-il. Pour y voir plus clair, il a demandé au tribunal de commerce de Pontoise des données par taille de société. On lui a pour l'instant indiqué voir davantage d'entreprises de 5 à 10 salariés et en avoir plusieurs de 30-40 salariés.La situation est d'autant plus inquiétante que, selon une étude du cabinet ARC réalisée sur ses clients, la moitié des entreprises ne connaît pas les dispositifs de soutien mis en place pour les structures en difficulté. Des solutions existent pourtant, de la renégociation des dettes fiscales et sociales à la sauvegarde accélérée, en passant par les procédures de conciliation. « Les dirigeants de PME ont souvent du mal à parler de leurs difficultés de gestion. Ils considèrent que c'est un sujet personnel, qui peut avoir des conséquences sur le carnet de commandes immédiat, explique Frédéric Anfray. Et ils voient encore trop souvent le tribunal de commerce comme l'antichambre du funérarium. »