« Juste un ras-le-bol. » Pour ce dirigeant de PME du sud de la France qui affiche 4 millions d'euros de chiffre d'affaires avec 25 salariés, telle est la clé de la montée du Rassemblement national au premier tour des élections législatives auprès de ses pairs, réputés proches d'une droite libérale. « Tous les chefs d'entreprise de mon entourage avaient le sentiment de ne pas être entendus. Aujourd'hui, observe-t-il, le RN n'affole plus personne. »

Lui, le « patron centriste libéral », comme il se définit encore, qui exporte son savoir-faire à l'autre bout du monde, n'avait jusque-là jamais voté pour le parti de Marine Le Pen. Mais il souhaite que « les lignes bougent ». Son vote est, dit-il, « une façon de mettre un coup de pied dans la fourmilière », comme il l'avait fait en choisissant Emmanuel Macron en 2017.

Un phénomène impossible à chiffrer

« Mes amis entrepreneurs qui étaient LR et qui crachaient sur le RN il y a encore quelques semaines, sont main dans la main en train de distribuer des tracts avec eux », raconte-t-il. Certes, il y a toujours « un fond de honte à voter FN », admet-il, en demandant l'anonymat. Mais la stigmatisation, il ne la redoute même pas au sein de sa propre entreprise où l'« on parle librement politique » et où, selon lui, plus de quatre salariés sur cinq votent Rassemblement national (contre la moitié il y a sept ans). Le programme de Jordan Bardella ? « C'est vrai, on pourrait s'inquiéter, notamment parce qu'ils n'ont pas d'expérience du pouvoir, mais ils vont être obligés de nous écouter », veut-il croire.

A des années-lumière des prises de position nationales des organisations patronales, en alerte sur tout ce qui mettrait en péril l'économie, localement, une partie des dirigeants de PME se laissent eux aussi gagner par le vote d'extrême droite. Non pas qu'ils aient tous abandonné Emmanuel Macron. Mais « comme pour l'ensemble de la population, le vote RN des petits patrons a progressé et peut-être plus que la moyenne des votes RN », dissèque le sociologue et politiste Michel Offerlé. Le phénomène ne semble pas majoritaire mais est impossible à chiffrer, faute d'enquêtes solides. La catégorie des chefs d'entreprise est « la plus hétérogène de toutes les catégories sociales », insiste le professeur émérite à l'ENS.

Résistance émoussée

C'est peu dire, en tout cas, que les petites entreprises sont cajolées. A la présidentielle de 2022, Marine Le Pen avait résumé son projet économique « en une phrase : tout pour les PME-TPE ». Ces derniers mois, Jordan Bardella n'a pas non plus ménagé sa peine. Et « le rapprochement avec une partie de la droite et l'alliance entre les gauches érigée en épouvantail accélèrent le ralliement des milieux patronaux, notamment locaux », analyse la chercheuse en sciences politiques Safia Dahani, coauteure de l'ouvrage « Sociologie politique du Rassemblement national - Enquêtes de terrain » (aux Presses Universitaires du Septentrion, en 2023).

« Dans mon secteur, nous avons été tellement massacrés par les éco-organismes et la technocratie que l'ambiance c'est : tout sauf continuer avec le même système », témoigne un autre dirigeant d'entreprise régionale (120 millions d'euros de chiffre d'affaires et 350 salariés). Responsable local d'une fédération professionnelle, il a vu, au fil des derniers mois, s'émousser la résistance des adhérents vis-à-vis du parti d'extrême droite. En réalité, pointe-t-il, « i ls ne veulent pas le RN ; ils veulent changer. Et plus vous allez vers la province profonde, plus cette envie est forte, alors que ce qui vient de Paris est vu comme de la 'bobologie' ». Pour ce patron picard, c'est l'inflation et l'explosion des coûts des matériaux et du gasoil qui a été le déclencheur de son premier vote RN aux élections européennes. « Depuis le Covid, les gros groupes continuent de se gaver alors que les petits comme moi continuent de trimer », grogne celui pour qui Jordan Bardella est « la seule personnalité politique intéressante » du moment. Lui a décidé d'assumer ses opinions politiques auprès de ses clients. « La plupart d'entre eux soutiennent le Rassemblement national », affirme-t-il.

Dans son département, l'Oise, un candidat du RN a été élu dès le premier tour et les six autres ont viré en tête au-delà de 40 % des voix et jusqu'à presque 48 % pour Michel Guiniot, un député sortant bien implanté. Ce dernier est un ancien artisan-commerçant, une catégorie professionnelle depuis longtemps ciblée par l'extrême droite. « Historiquement, le Front national va chercher du soutien du côté du petit patronat », rappelle Safia Dahani, qui évalue à 15-20 % la part des chefs d'entreprise dans les instances de direction du parti de Marine Le Pen.

En 2017, relate-t-elle, Croissance Bleu Marine, un collectif lancé par l'ancienne candidate à l'élection présidentielle pour séduire le monde de l'entreprise, organisait des dîners avec des représentants des patronats locaux (sous l'égide d'un chef d'entreprise du Val-d'Oise, exclu par la CGPME d'alors). « L'objectif, indique Safia Dahani, était de rassurer sur les enjeux du programme autour de la simplification administrative , de la redistribution des aides de l'Etat et de la concurrence internationale. »

Les « airs de vierge effarouchée du Medef »

A Paris, la voix de Sophie de Menthon, présidente d'Ethic (pour Entreprises à taille humaine indépendantes et de croissance) détonne. Fidèle à son franc-parler, la libérale, dont le mouvement revendique « un écosystème de plus de 300 entreprises de toutes tailles issues de tous les secteurs », dénonce les « airs de vierge effarouchée du Medef » face au Rassemblement national. « Marine Le Pen a travaillé et l'arrivée de Jordan Bardella a rendu le parti plus fréquentable », plaide la responsable patronale. « S'il était mis en place, le programme du RN serait dévastateur pour les entreprises », corrige le représentant d'un Medef local, tout en reconnaissant que, dans les territoires, « la vraie crainte était jusqu'à présent clairement à gauche ».

Passées, ou presque, les craintes du « choc fiscal » et du SMIC à 1.600 euros promis par le Nouveau Front populaire, le retour à l'hyper local annoncé par le Rassemblement national, avec la sortie des traités de libre-échange, fait craindre le pire à certains dirigeants de PME et d'ETI qui visent l'international. « Nous sommes à contre-courant de la marche du monde », s'inquiète l'un d'eux. « Nous avons eu les 'gilets jaunes' , le Covid , la crise de l'énergie, l'inflation, la réforme des retraites . Et maintenant ? »