Al'entrée des Galeries Lafayette Homme du boulevard Haussmann à Paris, trois immenses banderoles tricolores attrapent le regard des clients. Devant, des mannequins mettent à l'honneur la nouvelle gamme du Slip Français, au prix de 25 euros l'unité, soit un prix divisé presque par deux. Une opération audacieuse mais contrainte. L'entreprise doit booster ses ventes si elle veut éviter de tomber dans le rouge. Son patron, Guillaume Gibault, 38 ans, ne cache pas la gravité de la situation : « Ça passe ou ça casse. »Les confessions d'un entrepreneur sont rares et celles-ci semblent venir du coeur. Il explique que des slips vendus à 40 euros, ça ne marche pas. « On doit réussir à embarquer un public plus large pour retrouver des volumes et relancer l'entreprise. » D'où cette campagne publicitaire en avril dernier, dans 21 Galeries Lafayette - et surtout en ligne - pour promouvoir une nouvelle gamme de slips à prix cassés (et qui le resteront). Il jure avoir maintenu la qualité et surtout le made in France qui a fait sa renommée. Pour préserver ses marges, tout se joue sur les volumes et la baisse des coûts de revient. « Pour cette opération, nous avons passé une commande de 400.000 pièces à nos fournisseurs. Jusqu'à présent, nos commandes étaient entre 5 à 10.000 slips », explique le fondateur.Lancé en 2011, le Slip Français est vite devenu un symbole du renouveau du textile tricolore. Bercy ne rate d'ailleurs pas une occasion de mettre en valeur cette réussite industrielle. Avec ses 20 millions d'euros de chiffre d'affaires réalisés en 2023, l'entreprise est la plus grande marque d'habillement made in France. Seulement voilà, depuis 2021, elle atteint tout juste la rentabilité et perd 10 % de son chiffre d'affaires chaque année depuis cette date. En 2023, le chantre du made in France est toujours dans le vert mais avec un maigre bénéfice (Ebitda) d'environ 300.000 euros. Assiste-t-on au crépuscule d'un emblème ? « L'entreprise ne mettra pas la clé sous la porte demain matin, veut rassurer Guillaume Gibault, qui a par ailleurs fait face, le 15 avril, à une cyberattaque et au vol de certaines données personnelles de ses clients (une enquête est en cours). Mais si on fait encore deux années comme ça, au bout d'un moment, moi, je ne suis pas magicien… » lâche-t-il, pudique. Pour l'heure, il constate la désillusion du « monde d'après » pandémie et de son supposée envie de consommation propre et locale. « En réalité, le monde est retourné à ses vieilles habitudes », déplore-t-il.

« Personne n'ose le dire, mais on est dans une crise mondiale »

De mémoire de journaliste, il est rare qu'un entrepreneur alerte sur la situation de son entreprise. Surtout quand celle-ci n'est pas (encore) dans le rouge. Le risque est grand de voir fuir clients et fournisseurs. Mais Guillaume Gibault a vu d'autres acteurs du made in France, souvent sous-traitants, sombrer dans l'indifférence. Fin 2023, c'est par exemple l'atelier Tekyn, qui assurait la coupe de 50 % des jeans de la marque française 1083, qui a été placé en redressement puis en liquidation judiciaire. Pour 1083, les conséquences ont été immédiates : « Pendant des semaines, on n'a pas assez coupé, les livraisons ont été retardées et, in fine, ça a été moins de chiffre d'affaires », confie son patron, Thomas Huriez. La dégradation semble générale. « Je parle actuellement à des tricoteurs français, tous me disent accuser une baisse de 20 à 30 % de leur carnet de commandes, alarme Guillaume Gibault. En fait, si on ne bouge pas, on va mourir à petit feu. »La chute de la production made in France ne date pas d'hier. Sur la région Hauts-de-France, historiquement forte sur le textile, l'emploi du secteur a perdu 40 % de ses effectifs entre 2008 et 2018, selon une étude de l'Insee publiée en 2022. Si bien que le textile made in France ne représente plus que 3 % de la consommation française. « Aujourd'hui, la situation est assez catastrophique. Beaucoup d'ateliers textiles se sont créés avec le Covid mais là, tout le monde crève de faim. Tout baisse, tout s'écroule », confiait Martin Breuvart, patron de l'atelier Lemahieu (plus de 100 salariés) au journal « La Voix du Nord », le 13 avril dernier. « J'ai des échos qui ne vont que dans ce sens : des usines de plus en plus aux abois », témoigne Julia Faure, coprésidente du Mouvement Impact France qui rassemble des entreprises qui s'inscrivent dans une démarche écologique et sociale.Il y a des raisons historiques à ce déclin : la grande distribution et ses produits à prix réduits et surtout l'arrivée des marques de fast fashion comme Zara (numéro 1 mondial de l'habillement) ou H&M et leurs vêtements à bas coûts. Dans les deux cas, les produits sont confectionnés en Asie (en particulier Vietnam, Pakistan ou Bangladesh). Mais ces dernières années, s'est ajoutée une concurrence encore plus féroce, celle de l'ultra-fast fashion avec des acteurs chinois qui proposent - uniquement en ligne - des prix cassés. En très peu de temps, les noms de Shein et Temu sont devenus connus de tous. Parallèlement, la guerre en Ukraine, la crise de l'énergie et l'inflation française à plus de 10 % en cumulé sur les deux dernières années ont eu raison des élans de consommation patriotique. Le boom de la seconde main (Vinted et LeBonCoin au premier chef) a fini de porter un coup au secteur textile neuf, made in France et autres.Résultat : en 2023, 30 % des entreprises textiles ont enregistré des baisses d'activité comprises entre 0 et 30 %. « Depuis un peu plus d'un an, avec la baisse de la consommation, beaucoup de boîtes ne progressent plus voire baissent. Mais ce n'est pas seulement le made in France qui souffre, c'est tout le textile. Personne n'ose le dire, mais on est dans une crise mondiale », observe Olivier Ducatillion, président de l'Union des industries textiles.

Baisser les prix, la bonne stratégie ?

Casser les prix suffira-t-il à relancer la machine ? Marc Vanhuele, professeur de marketing à HEC, n'en est pas convaincu. Il relève que même avec un prix divisé presque par deux, le Slip Français reste au moins deux fois et demie plus cher qu'une marque comme DIM. « Un consommateur sensible au prix, et c'est la majorité, ne modifiera pas sa consommation avec un tel écart, analyse-t-il. J'espère que le Slip Français résistera comme le village gaulois, il y a de la place pour ses produits mais pas à grande échelle, les volumes devraient donc rester limités. » Gildas Minvielle, directeur de l'Observatoire économique de l'Institut français de la mode, est aussi sceptique : « Il est très difficile de lutter sur un marché aussi concurrentiel que celui du slip, tenu en grande partie par la grande distribution. Sans compter que cet achat est difficile à valoriser socialement car, par définition, il ne se voit pas. »

Julia Faure du Mouvement Impact France hésite entre optimisme et résignation : « Si le Slip Français n'y arrive pas, je ne sais pas qui peut y arriver dans le made in France. L'entreprise a été menée avec talent, elle maîtrise les codes du numérique, de la communication, elle est bien accompagnée… Ça montre bien nos limites entrepreneuriales face à la volonté des consommateurs… » Et la trentenaire connaît bien le secteur pour y avoir entrepris. Sa marque Loom, lancée en 2016, a participé à ce nouvel élan entrepreneurial de l'avant pandémie, en faveur d'une production plus propre, locale, qui s'est développée souvent grâce à des levées de fonds participatives et des précommandes. « Entre 2017 et 2020 - et c'était la première fois depuis longtemps - on a connu trois années consécutives où le solde de création d'emplois du secteur était positif ! » se rappelle, un brin nostalgique, Olivier Ducatillion, de l'Union des industries textiles. Les entreprises du made in France ne lâchent rien et appellent les pouvoirs publics à alléger leurs contraintes. D'abord, le coût de production. Les salaires et leurs cotisations sociales, mais aussi les impôts de production qui continuent d'être deux fois plus élevés en France qu'ailleurs en Europe, selon le baromètre annuel publié en février 2024 par l'Institut Montaigne. En 2020, le gouvernement les avait baissés de 10 milliards d'euros pour doper la compétitivité, mais encore aujourd'hui, seule la Suède taxe davantage les capacités de production de ses entreprises.

Les normes environnementales pèsent aussi sur la rentabilité. Le Slip Français affiche la volonté d'avoir « un impact environnemental, social, sociétal, le plus positif possible ». Cela passe par une meilleure gestion des stocks pour réduire l'impact, une production locale moins énergivore en transport, mais aussi la préservation d'un savoir-faire, en passant par de la formation. Autant de contraintes que les géants de la fast fashion ne s'imposent pas. Les scandales se sont d'ailleurs multipliés pour montrer qu'ils produisaient souvent dans des conditions néfastes pour l'environnement et les travailleurs. Dernier en date : le 11 avril, l'ONG britannique Earthsight a montré que la surproduction de coton provenant du Brésil, utilisé par les marques Zara et H&M, participait à la déforestation illégale du pays. Ces avantages compétitifs leur permettent d'afficher des prix cassés. « C'est la prime aux vices, tempête Julia Faure. Autrement dit, ça coûte moins cher de faire mal ! » La bonne nouvelle est que tous les acteurs interviewés louent la loi votée par l'Assemblée nationale contre la fast fashion le 14 mars dernier. Elle vise à interdire la publicité et instaure un « malus » environnemental renforcé. « Ce genre de loi pourrait enfin retourner cette prime au vice ! » se félicite Julia Faure. Elle n'est pour autant pas rassurée. « Je crains que les lobbys gagnent les passages intermédiaires, ceux au Sénat et du décret. Il y a urgence à ce que la loi soit promulguée ! »

« Le made in France cher est une vue de l'esprit »

De son côté, le lobby du made in France s'organise. En audition au Sénat, en avril, Guillaume Gibault du Slip Français a rappelé que les entreprises qui produisaient sur le territoire n'avaient aucune aide sous aucune forme, ni réduction fiscale ni charge réduite, « alors qu'on crée de l'emploi, des cotisations, du lien social, on réduit le bilan carbone du pays et on préserve le savoir-faire ». Le patron de 1083 fulmine contre les commandes publiques qui n'irriguent pas assez la production locale. Dernier exemple : les uniformes scolaires promis 100 % made in France. Si la région Auvergne-Rhône-Alpes assure une confection 100 % française, les municipalités de Puteaux mais aussi de Béziers par exemple ont été prises en défaut de patriotisme. Le maire de la seconde, Robert Ménard, avance pour sa défense ne pas pouvoir faire autrement pour cinq polos, deux pulls et deux pantalons avec une somme allouée par l'Etat de 200 euros. Encore une affaire de prix donc.Guillaume Gibault croit lui aussi qu'ils peuvent gagner la bataille des prix. « Le made in France cher est une vue de l'esprit. Si les clients sont durablement au rendez-vous sur nos prix réduits, on pourra encore les baisser. A nous de trouver des processus industriels plus efficaces. » « Une partie de l'alimentaire vendue en grande distribution est bien produite en France, n'est-ce pas ? interroge Thomas Huriez de 1083. Pour autant, que je sache, les hypermarchés ne sont pas le temple de la vie chère… » Son entreprise à lui écoule 50.000 jeans (sur les 88 millions vendus chaque année en France) à un prix compris entre 99 et 149 euros, soit la même fourchette que le géant du secteur, Levi's, qui fabrique en Asie et au Mexique.En attendant des prix encore plus bas, le Slip Français a vendu 85.000 pièces en un mois d'opération commerciale. Un début prometteur dont se félicite Guillaume Gibault, qui se veut toutefois prudent. « Le sujet du made in France doit maintenant devenir un enjeu national, sinon je n'accepterai plus de mener le combat en étant éternellement au bord du précipice. »