« Personne n'ose le dire, mais on est dans une crise mondiale »
De mémoire de journaliste, il est rare qu'un entrepreneur alerte sur la situation de son entreprise. Surtout quand celle-ci n'est pas (encore) dans le rouge. Le risque est grand de voir fuir clients et fournisseurs. Mais Guillaume Gibault a vu d'autres acteurs du made in France, souvent sous-traitants, sombrer dans l'indifférence. Fin 2023, c'est par exemple l'atelier Tekyn, qui assurait la coupe de 50 % des jeans de la marque française 1083, qui a été placé en redressement puis en liquidation judiciaire. Pour 1083, les conséquences ont été immédiates : « Pendant des semaines, on n'a pas assez coupé, les livraisons ont été retardées et, in fine, ça a été moins de chiffre d'affaires », confie son patron, Thomas Huriez. La dégradation semble générale. « Je parle actuellement à des tricoteurs français, tous me disent accuser une baisse de 20 à 30 % de leur carnet de commandes, alarme Guillaume Gibault. En fait, si on ne bouge pas, on va mourir à petit feu. »La chute de la production made in France ne date pas d'hier. Sur la région Hauts-de-France, historiquement forte sur le textile, l'emploi du secteur a perdu 40 % de ses effectifs entre 2008 et 2018, selon une étude de l'Insee publiée en 2022. Si bien que le textile made in France ne représente plus que 3 % de la consommation française. « Aujourd'hui, la situation est assez catastrophique. Beaucoup d'ateliers textiles se sont créés avec le Covid mais là, tout le monde crève de faim. Tout baisse, tout s'écroule », confiait Martin Breuvart, patron de l'atelier Lemahieu (plus de 100 salariés) au journal « La Voix du Nord », le 13 avril dernier. « J'ai des échos qui ne vont que dans ce sens : des usines de plus en plus aux abois », témoigne Julia Faure, coprésidente du Mouvement Impact France qui rassemble des entreprises qui s'inscrivent dans une démarche écologique et sociale.Il y a des raisons historiques à ce déclin : la grande distribution et ses produits à prix réduits et surtout l'arrivée des marques de fast fashion comme Zara (numéro 1 mondial de l'habillement) ou H&M et leurs vêtements à bas coûts. Dans les deux cas, les produits sont confectionnés en Asie (en particulier Vietnam, Pakistan ou Bangladesh). Mais ces dernières années, s'est ajoutée une concurrence encore plus féroce, celle de l'ultra-fast fashion avec des acteurs chinois qui proposent - uniquement en ligne - des prix cassés. En très peu de temps, les noms de Shein et Temu sont devenus connus de tous. Parallèlement, la guerre en Ukraine, la crise de l'énergie et l'inflation française à plus de 10 % en cumulé sur les deux dernières années ont eu raison des élans de consommation patriotique. Le boom de la seconde main (Vinted et LeBonCoin au premier chef) a fini de porter un coup au secteur textile neuf, made in France et autres.Résultat : en 2023, 30 % des entreprises textiles ont enregistré des baisses d'activité comprises entre 0 et 30 %. « Depuis un peu plus d'un an, avec la baisse de la consommation, beaucoup de boîtes ne progressent plus voire baissent. Mais ce n'est pas seulement le made in France qui souffre, c'est tout le textile. Personne n'ose le dire, mais on est dans une crise mondiale », observe Olivier Ducatillion, président de l'Union des industries textiles.Baisser les prix, la bonne stratégie ?
Casser les prix suffira-t-il à relancer la machine ? Marc Vanhuele, professeur de marketing à HEC, n'en est pas convaincu. Il relève que même avec un prix divisé presque par deux, le Slip Français reste au moins deux fois et demie plus cher qu'une marque comme DIM. « Un consommateur sensible au prix, et c'est la majorité, ne modifiera pas sa consommation avec un tel écart, analyse-t-il. J'espère que le Slip Français résistera comme le village gaulois, il y a de la place pour ses produits mais pas à grande échelle, les volumes devraient donc rester limités. » Gildas Minvielle, directeur de l'Observatoire économique de l'Institut français de la mode, est aussi sceptique : « Il est très difficile de lutter sur un marché aussi concurrentiel que celui du slip, tenu en grande partie par la grande distribution. Sans compter que cet achat est difficile à valoriser socialement car, par définition, il ne se voit pas. »Julia Faure du Mouvement Impact France hésite entre optimisme et résignation : « Si le Slip Français n'y arrive pas, je ne sais pas qui peut y arriver dans le made in France. L'entreprise a été menée avec talent, elle maîtrise les codes du numérique, de la communication, elle est bien accompagnée… Ça montre bien nos limites entrepreneuriales face à la volonté des consommateurs… » Et la trentenaire connaît bien le secteur pour y avoir entrepris. Sa marque Loom, lancée en 2016, a participé à ce nouvel élan entrepreneurial de l'avant pandémie, en faveur d'une production plus propre, locale, qui s'est développée souvent grâce à des levées de fonds participatives et des précommandes. « Entre 2017 et 2020 - et c'était la première fois depuis longtemps - on a connu trois années consécutives où le solde de création d'emplois du secteur était positif ! » se rappelle, un brin nostalgique, Olivier Ducatillion, de l'Union des industries textiles. Les entreprises du made in France ne lâchent rien et appellent les pouvoirs publics à alléger leurs contraintes. D'abord, le coût de production. Les salaires et leurs cotisations sociales, mais aussi les impôts de production qui continuent d'être deux fois plus élevés en France qu'ailleurs en Europe, selon le baromètre annuel publié en février 2024 par l'Institut Montaigne. En 2020, le gouvernement les avait baissés de 10 milliards d'euros pour doper la compétitivité, mais encore aujourd'hui, seule la Suède taxe davantage les capacités de production de ses entreprises.
Les normes environnementales pèsent aussi sur la rentabilité. Le Slip Français affiche la volonté d'avoir « un impact environnemental, social, sociétal, le plus positif possible ». Cela passe par une meilleure gestion des stocks pour réduire l'impact, une production locale moins énergivore en transport, mais aussi la préservation d'un savoir-faire, en passant par de la formation. Autant de contraintes que les géants de la fast fashion ne s'imposent pas. Les scandales se sont d'ailleurs multipliés pour montrer qu'ils produisaient souvent dans des conditions néfastes pour l'environnement et les travailleurs. Dernier en date : le 11 avril, l'ONG britannique Earthsight a montré que la surproduction de coton provenant du Brésil, utilisé par les marques Zara et H&M, participait à la déforestation illégale du pays. Ces avantages compétitifs leur permettent d'afficher des prix cassés. « C'est la prime aux vices, tempête Julia Faure. Autrement dit, ça coûte moins cher de faire mal ! » La bonne nouvelle est que tous les acteurs interviewés louent la loi votée par l'Assemblée nationale contre la fast fashion le 14 mars dernier. Elle vise à interdire la publicité et instaure un « malus » environnemental renforcé. « Ce genre de loi pourrait enfin retourner cette prime au vice ! » se félicite Julia Faure. Elle n'est pour autant pas rassurée. « Je crains que les lobbys gagnent les passages intermédiaires, ceux au Sénat et du décret. Il y a urgence à ce que la loi soit promulguée ! »