Il y a tout juste vingt ans, la naissance de la politique des pôles de compétitivité en France était actée dans le rapport parlementaire « Pour un écosystème de la croissance », que Christian Blanc, alors député UDF des Yvelines - et ancien patron de la RATP et d'Air France - avait remis le 21 avril 2004 au Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Mis en place à partir de 2005, ce dispositif national, qui s'est structuré et professionnalisé au fil de cinq phases de labellisation, a-t-il rempli son objectif initial ? « Oui. C'était une politique, ça devient une réalité. C'est ce dont on doit être le plus fier », insiste Jean-Luc Beylat, président de l'Association française des pôles de compétitivité (AFPC). « En 2005, la genèse était de créer des écosystèmes d'innovation puissants. C'est exactement le rôle que jouent les pôles, qui ont atteint aujourd'hui la maturité », explique-t-il.

Ces structures d'animation et d'accompagnement, qui réunissent des entreprises de toute taille et des centres de recherche et de formation pour stimuler des collaborations locales ou interrégionales et faire émerger des projets technologiques novateurs, constituent un outil stratégique pour une France toujours très centralisée. Car le dispositif a acquis la capacité de couvrir tous les territoires et les grands secteurs industriels (nucléaire, énergies renouvelables, automobile, aéronautique, numérique, intelligence artificielle, santé, cosmétiques, etc.), et donc de contribuer à la réindustrialisation du pays et à sa souveraineté dans un contexte politico-économique international instable.

83 % de PME

Il compte aujourd'hui 57 pôles labellisés pour la phase 5, qui s'achèvera à la fin 2026. Un processus de labellisation opéré en deux temps. En mars 2023, 55 pôles ont décroché le sésame de l'Etat, dont deux nouveaux : Enter (numérique), basé à Bègles, en Gironde, et Infra2050 (infrastructures décarbonées), à Villeurbanne. Les deux derniers : Aquanova (issu de la fusion des clusters Dream Eau & Milieux et Hydreos) localisé à Orléans et Tomblaine (Grand Nancy), et Aqua-Valley à Montpellier, en ligne avec le plan eau présenté il y a un an par Emmanuel Macron, ont reçu la confirmation de leur label le 8 janvier dernier dans un courrier signé par Elisabeth Borne, le jour de sa démission de Matignon.

Pour mesurer le poids des pôles de compétitivité et leur force de frappe, à la fois comme catalyseurs de projets de R&D et capteurs de financements publics-privés, « Les Echos » ont mené l'enquête entre janvier et mars 2024. Quarante pôles y ont participé - avec des données chiffrées précises -, soit un panel très représentatif puisqu'il couvre 80 % du réseau des membres actifs des pôles à travers l'Hexagone. Fin 2023, ils totalisent 15.994 adhérents actifs (soit 400 chacun en moyenne), dont 79 % d'entreprises (12.650) et 12 % de centres de recherche et de formation (1.919) qui constituent un maillon essentiel de ces écosystèmes innovants. Les 1.425 autres adhérents (9 %) sont des institutionnels, collectivités, financeurs, associations, etc. 

Ces pôles ont incontestablement rempli leur mission visant à favoriser l'accès à l'innovation des PME. L'analyse du profil des entreprises en témoigne : les petites et moyennes entreprises en représentent 83,2 %, avec 10.518 adhérents (TPE et start-up comprises), contre 9 % pour les grands groupes (1.146) et 7,8 % pour les ETI (986). Chronologiquement, « ils ont démarré avec les grands groupes puis, au cours des phases 2 (2009-2012) et 3 (2013-2018), les PME sont montées en puissance. Et dans la phase 5 (lancée début 2023), il y a de plus en plus de start-up qui interagissent dans l'écosystème créé par les pôles », rappelle Jean-Luc Beylat.

Malgré les difficultés économiques rencontrées par les entreprises, face à l'inflation et l'explosion des coûts de l'énergie et des matières premières, ces 40 pôles se projettent sur une forte dynamique de recrutement. Leur objectif global est d'atteindre 17.950 adhérents à fin 2026 (+12 %).

Fort effet de levier

Au fil des années, les pôles de compétitivité sont progressivement devenus de puissants catalyseurs de projets collaboratifs de R&D, impliquant les PME dans au moins 50 % et jusqu'à 100 % d'entre eux. Depuis leur création, ils ont collectivement accompagné et labellisé 28.035 projets innovants. Pour en financer les trois quarts (20.737), les 40 pôles de notre panel ont contribué à mobiliser 20,15 milliards d'euros d'aides publiques (ANR, Bpifrance, Ademe, régions, Europe, etc.) et, par effet de levier, à attirer 34,85 milliards d'investissements privés.Le montant total - 55 milliards d'euros de fonds publics et privés - donne la pleine mesure de leur pouvoir d'attractivité et de leur montée en puissance au cours de la dernière décennie. A titre comparatif, selon une étude de la Direction générale des entreprises (DGE) en 2017, les pôles en activité entre 2005 et 2015 - jusqu'à 71 en 2012 - avaient labellisé quelque 3.400 projets collaboratifs de R&D, dont 1.600 financés avec le soutien de l'Etat et des collectivités territoriales via le fonds unique interministériel (FUI) à hauteur de 40 % en moyenne, sur un montant total de 6,9 milliards d'euros.

Dix ans après leur lancement, les pôles étaient jugés trop nombreux pour l'Hexagone et sous-dimensionnés, surtout à la suite de la fusion des régions fin 2015. C'est Emmanuel Macron en personne, alors ministre de l'Economie, qui en avait pris à bras-le-corps la réforme en mars 2016 pour trouver un nouveau modèle, mieux articulé avec la politique industrielle du gouvernement. « Les pôles étaient une bonne initiative, mais il faut les faire évoluer… », déclarait-il à Bercy. Après l'appel à candidatures lancé finalement par l'Etat en juillet 2018, à la suite de plusieurs audits, et choisi pour éviter le risque politique d'un processus de délabellisation, le dispositif avait démarré la phase 4 (2019-2022) avec 54 pôles.

Le dispositif a-t-il enfin trouvé un maillage optimal ? « Oui. Il n'y en a pas trop. Y compris les petits pôles jouent un rôle très important », défend Jean-Luc Beylat. Selon lui, l'état des lieux publié en mars 2023 par la DGE pour évaluer leur utilité auprès de leurs membres adhérents a été décisif pour les pérenniser. « Cette étude a réengagé l'Etat auprès des pôles qui sont devenus des acteurs très structurés pour développer l'innovation au niveau des PME », affirme le président de l'AFPC.

« Ecosystème régional »

La plupart n'ayant pas mis en place d'indicateurs de suivi, il reste difficile d'évaluer collectivement leur effet sur la croissance des entreprises, en matière de création d'emplois ou d'augmentation de chiffres d'affaires. Néanmoins, certains ont collecté des données significatives, comme le pôle néoaquitain Alpha-RLH, qui guide notamment les entreprises sur la voie de la transition numérique et de la décarbonation. Né en 2016 de la fusion des ex-pôles Route des Lasers et Elopsys labellisés dès 2005, « il a contribué depuis sa véritable origine à la création d'une centaine de start-up avec un taux de survie supérieur à 90 %, de quelque 4.000 emplois directs et hautement qualifiés et de plus de 12.000 emplois induits dans son écosystème régional », argumente son directeur général, Hervé Floch.

Autre exemple parlant : le chiffre d'affaires des 145 PME membres du pôle Mer Méditerranée sur toute la période 2019-2022 a doublé, de 276 à 529 millions d'euros, et 52 d'entre elles ont levé près de 180 millions. « Malgré de nombreux défis liés aux crises sanitaires, économiques, sociétales, diplomatiques et environnementales ces deux dernières années, nos adhérents restent longtemps, avec un taux de 73 %. Et le nombre de PME et de grands groupes membres a progressé, respectivement, de 20 % et de 15 % », souligne son directeur, Christophe Avellan. Fin 2023, ce pôle comptait dans ses rangs 293 PME sur un total de 505 adhérents.

L'accélération de France 2030

Bras armé de la politique de l'Etat en matière d'innovation, le programme France 2030, lancé début 2022 et doté de 54 milliards d'euros, va encore accélérer l'émergence de nouveaux projets de R&D et faciliter le déblocage des financements nécessaires à leur concrétisation. Les pôles se sont déjà mis en ordre de marche pour suivre la feuille de route définie par le gouvernement d'ici à 2026 : soutenir les entreprises innovantes, au premier chef les PME, dans leur transformation écologique et numérique.A fin 2023, les quarante pôles répondants ont bien amorcé la pompe : 1.449 projets ont été labellisés dans le cadre de France 2030, dont 1.140 déjà financés avec une enveloppe globale d'aides de 1,54 milliard d'euros, nombre de dossiers et financements étant en attente. Tout compte fait, « l'autre vertu des pôles est qu'ils sont finalement devenus les plus efficaces comme investissement de l'argent public, avec un effet de levier puissant sur l'argent privé », conclut Jean-Luc Beylat.