Courant septembre, la tension est montée d'un cran avenue Delcassé. Dans cet immeuble anonyme du VIIIe arrondissement, à un vol d'oiseau de l'Elysée, la rentrée est toujours une période chargée. L'Association française des entreprises privées (Afep) - le cercle dans lequel se retrouvent les grands groupes - y a installé ses équipes sur un étage et surveille toujours les projets budgétaires de l'automne du gouvernement comme le lait sur le feu.

Mais en ce mois de septembre, les premiers échos venus de Matignon, où vient de s'installer Michel Barnier, sont particulièrement inquiétants. Le musée des horreurs est rouvert ! Les pistes de hausses d'impôts se multiplient. Un conseil d'administration de l'Afep est convoqué. Sa présidente, Patricia Barbizet, est mise sous pression par les grands patrons : c'est l'heure de monter au front pour se défendre. Sur l'impôt exceptionnel sur les sociétés, le projet de relever la « flat tax » sur le capital ? Bien sûr, tous ces dossiers inquiètent. Mais il en est un autre qui met le feu : il faut sauver le pacte Dutreil !

« Ligne rouge absolue »

Etrange situation. Si un micro-trottoir devait être mené, même devant Bercy, il est probable qu'aucun passant ne saurait dire à quoi sert ce dispositif. Et pourtant, il y a quelques semaines, les milieux d'affaires ne parlaient que de la menace sur cette niche fiscale, qui réduit drastiquement la facture d'impôts des actionnaires familiaux pour la transmission d'une entreprise. « C'est notre ligne rouge absolue », tempêtait alors un des pontes du Medef. Il est vrai qu'environ 95 % des adhérents de l'organisation patronale sont des entreprises familiales, directement intéressées. Leur président, Patrick Martin, a lui-même utilisé le dispositif deux fois (avec sa soeur puis pour ses enfants). « Le pacte Dutreil, cela fait partie des préoccupations majeures de nos adhérents, avec l'activité, la compétitivité et la surréglementation », renchérit Frédéric Coirier, PDG du groupe Poujoulat et coprésident du Meti, l'organisation des entreprises de taille intermédiaire, très offensive sur le sujet.Et chez les grands groupes, mêmes yeux de Chimène pour cet outil. Plus de 40 des 120 membres de l'Afep sont des groupes familiaux. L'ancien président, Laurent Burelle (OPmobility, ex-Plastic Omnium), avait pris l'habitude d'organiser une réunion chaque année sur le pacte Dutreil. Un rendez-vous que ne manquaient pas les grandes figures de la place parisienne, comme Yannick Bolloré ou Marie-Christine Coisne-Roquette (Sonepar). « Et ils n'avaient pas besoin de fiches préparées par leurs services techniques pour parler du sujet, qu'ils connaissaient parfaitement », s'amuse une source patronale.

Inquiétude sur le papy-boom

Si le sujet est aussi sensible pour les patrons, c'est qu'il touche à une question quasi charnelle : la transmission de l'entreprise familiale à leurs enfants. Schématiquement, le pacte Dutreil exonère de droits de succession (ou de donation) les trois-quarts de la valeur d'une entreprise transmise. En échange, les héritiers s'engagent à ne pas revendre la société pendant au moins quatre ans et à exercer une fonction de direction dans la structure. Cela représente un joli cadeau de la part du fisc. Sans pacte Dutreil , il leur aurait fallu acquitter des droits de succession standards - soit une ponction de 45 % au-delà de 1,8 million d'euros.

Prenons l'exemple d'une entreprise dont la valeur des titres représente 100 millions d'euros et que son propriétaire veut léguer à ses enfants : le pacte Dutreil fait ainsi passer la facture fiscale de 44 millions à seulement 10 millions environ. Et cette somme peut encore être divisée par deux, en cas de donation en pleine propriété avant les 70 ans du donateur.Ce n'est pas sans raison que Bercy consent une telle ristourne. Dès son origine, aux débuts des années 2000, le pacte Dutreil a eu pour objectif affiché d'éviter que les entreprises familiales ne soient affaiblies, voire revendues, quand leurs patrons passent la main. Si l'ardoise fiscale est trop élevée, les héritiers n'ont que deux solutions. Soit assécher les finances de la société, soit la céder - bien souvent à des fonds d'investissement étrangers, qui ont moins de scrupules à délocaliser l'activité. « Dans les années 1980, on a connu une hémorragie folle du potentiel productif français, pointe Frédéric Coirier. Des milliers d'entreprises ont été vendues et beaucoup ont malheureusement disparu ou ont été restructurées. Si vous regardez les villes d'où est parti le mouvement des 'gilets jaunes', il s'agit souvent de territoires où le tissu de PME et d'ETI s'est atrophié. » Mais depuis que le pacte Dutreil existe, la tendance s'est inversée. En quinze ans, le nombre d'ETI en France est passé de 4.200 à 6.200. Seulement, prévient le Meti, la question de leur pérennité est plus prégnante que jamais. « On a un énorme enjeu de souveraineté économique devant nous. La moitié des ETI familiale vont se transmettre dans les sept ans qui viennent », enchaîne Frédéric Coirier. Autrement dit, ce n'est pas le moment de toucher au pacte Dutreil.Depuis vingt ans, cette argumentation convainc presque tous les politiques. Dans un paysage fiscal chahuté, le dispositif est resté remarquablement stable, au gré des alternances. Mis en place en 2000 par une équipe socialiste - autour de Dominique Strauss-Kahn et de Christian Sautter - il a réellement pris son envol en 2003 quand Renaud Dutreil, ministre UMP, en a élargi le champ, des successions aux donations (qui représentent aujourd'hui 90 % des pactes signés). L'exonération est passée de 50 % à 75 % dès 2005 ; le délai de conservation de six ans à quatre ans dès 2007. Depuis, rien ne bouge ou presque. Même le « choc fiscal » de la présidence Hollande a épargné le « Dutreil ».

Trou noir fiscal

La seule chose qui a changé, en deux décennies, c'est la popularité du dispositif, boosté par l'adoption de la « flat tax » en 2018 (qui a rendu moins coûteuse la distribution de dividendes pour payer les droits de succession). Le nombre de pactes annuels a bondi de 50 % lors du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, pour franchir la barre des 3.000. Dans quelles entreprises ? Qui sont les héritiers ? Sont-ils restés aux manettes ? Pour quel coût ? Mystère.

De l'avis général, le pacte Dutreil est un trou noir. Et pour cause : la plupart des pactes sont encore aujourd'hui enregistrés au format papier, chez les notaires. Depuis vingt ans, l'administration fiscale française, pourtant renommée, a été incapable de les compiler ou ne s'en est pas donné les moyens. L'estimation par Bercy du manque à gagner annuel lié au « Dutreil » est restée inchangée pendant dix ans, à 500 millions d'euros. Ce n'est qu'en septembre dernier que ce chiffre a été remonté à 800 millions dans les documents annexés au projet de loi de finances pour 2025, sans aucune explication - alors que le Conseil d'analyse économique l'a évalué en 2021 entre 2 et 3 milliards.

Mais en 2022, le vent tourne. Les hauts fonctionnaires de Bercy s'agacent des cas d'optimisation fiscale un peu trop agressive qui remontent du terrain. Comment des oeuvres d'art ou des chalets de montagne à Megève peuvent-ils se retrouver embarqués dans des pactes Dutreil, censés faciliter la transmission d'actifs professionnels ? Est-il normal qu'un franchisé de la grande distribution puisse aussi facilement échapper à l'impôt ? La grande machine administrative s'ébranle. Le patronat va tout faire pour l'empêcher d'avancer.

La trésorerie dans le viseur

Pour partir à l'offensive, Bercy a commandé à l'Inspection générale des finances (IGF) deux notes, l'une en 2022 et l'autre en 2024. Cette dernière, achevée en mars, n'était pas des plus aimables pour le patronat : « Le Medef et le Meti ont fait part d'un vif attachement au dispositif, sans que ces deux associations n'aient pu apporter d'arguments tangibles sur ses effets positifs », est-il écrit. Le signe d'un certain agacement du côté du ministère de l'Economie, décidé pendant des mois à rogner le périmètre de cette niche fiscale. « Il faudrait que le pacte Dutreil soit plus strictement réservé aux entreprises et à tout ce qui a trait à l'opérationnel », explique un proche du dossier. Aujourd'hui, le dispositif s'applique aux holdings familiaux. On y retrouve l'entreprise elle-même bien entendu, mais aussi tous les investissements qui peuvent être réalisés par le donateur - dans l'immobilier, l'art ou la viniculture par exemple. Seule contrainte, que l'actif professionnel représente « une part prépondérante », soit au moins 50 % de la valeur totale du holding.Cela laisse de la marge, un peu trop au goût du législateur. Pendant des mois, Bercy a notamment cherché à restreindre la trésorerie accumulée dans ces holdings. Du cash qui échappe quasiment à l'impôt, alimentant les soupçons d'optimisation fiscale. L'idée était de limiter fortement le montant de trésorerie autorisé (l'équivalent de 15 % du besoin en fonds de roulement) dans ces holdings, comme cela se pratique en Allemagne. Avec à la clé, 150 à 300 millions d'euros d'économies budgétaires par an. « Fixer un niveau acceptable de trésorerie n'a aucun sens. C'est en outre dangereux, car la trésorerie peut être nécessaire pour faire face à des coups durs dans la vie de l'entreprise », répond un dirigeant.Ce n'est pas le seul angle d'attaque contre le pacte Dutreil. En 2021, le rapport réalisé par les deux économistes Olivier Blanchard (ex-FMI) et le prix Nobel Jean Tirole critiquait le fait que ce dispositif bénéficie aussi aux grandes entreprises. En Allemagne par exemple, l'abattement fiscal de 85 % vaut jusqu'à un montant d'actif représentant 26 millions d'euros, avant de se réduire progressivement. « C'est la niche fiscale la plus concentrée sur les hauts patrimoines, avec à la clé des effets économiques que l'on peut juger faibles », estime Camille Landais, président du Conseil d'analyse économique. Celui-ci s'interroge : « Aucune étude n'a prouvé les effets positifs du capitalisme familial, les meilleurs dirigeants ne sont pas forcément les héritiers ».

La Cour des comptes en embuscade

Pour le moment, ces différents assauts contre le pacte Dutreil n'ont pas abouti. L'offensive lancée par Matignon au début de l'automne a fait long feu. Et pourtant, son instigateur avait de la suite dans les idées : Jérôme Fournel, directeur de cabinet de Michel Barnier, était celui de Bruno Le Maire à Bercy avant cela. Tous les dirigeants patronaux passés dans son bureau au début de l'automne en ont eu des sueurs froides. Mais il a fini par renoncer : beaucoup de coups, pour peu de gains politiques.

La bataille devrait malgré tout vite reprendre. L'administration à Bercy n'a pas déposé les armes. Et elle pourrait bientôt recevoir les renforts de la Cour des comptes. Celle-ci a lancé l'été dernier une revue des dépenses consacrée spécifiquement à cette niche fiscale si polémique. Son rapport est attendu à la fin du printemps prochain, au bon moment pour relancer le débat avant le prochain budget. A moins que le nouveau ministre de l'Economie, Eric Lombard, lance la bataille avant, lui qui veut faire la chasse à l'optimisation fiscale, avec aussi dans son viseur les holdings familiaux.