Le diable est dans les détails. Depuis la pandémie, le télétravail a fait une entrée fracassante dans nos vies - près d'un cadre sur deux démissionnerait d'ailleurs si l'accès au télétravail leur était supprimé, selon une récente étude de l'Apec.

Face à ce grand chamboulement, le Code du travail a suivi le mouvement et précise dans l'article L411-1 : « Est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail. » Les facteurs temps, lieu et subordination sont donc cruciaux pour déclarer et déterminer, auprès de l'employeur et de la Sécurité sociale, un accident de travail en télétravail.

Mais en réalité, les salariés « blessés à distance » se retrouvent parfois dans des situations ubuesques. Quid de cette salariée qui, cherchant à se chausser, ouvre un placard et fait tomber sa planche à repasser sur son pied ? Avec une fracture ouverte de plusieurs orteils, la malheureuse se voit rétorquer par le tribunal administratif de Paris que « les circonstances de cet accident ne peuvent être regardées comme constituant le prolongement normal ou relevant de l'exercice de ses fonctions ».

Pourtant, celui qui s'endort sur son Moleskine pendant une réunion Teams et s'ouvre la cornée en piquant du nez sur une page ; ou se gratte l'oreille avec son crayon à papier dont la gomme reste bloquée dans le conduit auditif (deux incidents bien réels rapportés par l'un de nos interlocuteurs) sera bien couvert par un accident de travail - si celui-ci s'est produit en temps, en lieu et en heure.

Au cas par cas

« Il faut s'imaginer ce qui pourrait se produire en temps normal sur votre lieu de travail : vous brûler la main en renversant votre café - OK ; mais vous couper le doigt en préparant votre repas du soir - non », explique Philippe Spach, professeur associé management et ressources humaines au Pôle Léonard-de-Vinci. « La popularité du télétravailhttps://www.lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/teletravail-presentiel-travail-hybride-sur-mesure-quelle-rentree-pour-les-salaries-1973952 a forcément engendré une augmentation des accidents de travail à distance et l'on se retrouve à faire dans la dentelle. Les entreprises doivent faire du cas par cas, car il n'y a plus d'obligation de témoin - hors les corroborations de vos collègues qui simplifiaient beaucoup les choses. »

L'issue de ces scénarios dépend ainsi de chaque mode de preuve, mais aussi de chaque juridiction. « Tant que la Cour de cassation n'a pas tranché avec une ligne directrice, chaque cour d'appel peut prendre sa propre décision, quitte à en contredire une autre. C'est compliqué et flou, même si la jurisprudence montre bien qu'un salarié dans les locaux est effectivement mieux protégé qu'à la maison, estime Diane Buisson, avocate au sein du cabinet Redlink. La Cour va étudier les preuves et les circonstances : le salarié était-il connecté ? Faisait-il quelque chose de justifié sur son temps de travail ? Il est quasi impossible de légiférer pour répondre avec certitude à chaque situation. »

La prudence est de mise

Autre cas emblématique de ce flou artistique : sur l'île de la Réunion, un camion percute de plein fouet un poteau téléphonique, ce qui coupe la connexion Internet d'un habitant de l'immeuble voisin, en télétravail. Celui-ci descend afin de voir ce qu'il se passe et par un malheureux concours de circonstances se retrouve blessé par le poteau qui lui tombe dessus. Résultat : pas d'accident du travail, car la cour d'appel a estimé qu'il avait quitté son poste en quittant son appartement…

« Ce qu'il faut retenir d'une situation comme celle-là, décrypte Diane Buisson, c'est qu'il ne faut pas hésiter à informer son employeur de chaque événement qui survient à domicile, même s'il vous semble insignifiant. Dans le cas de ce salarié à la Réunion, il aurait donc fallu prévenir son employeur de la situation avant de faire quoi que ce soit. Et si vous êtes chez vous, ne vous amusez pas à manipuler votre routeur - en cas d'accident, vous risquez de ne pas être couvert, car la maintenance informatique n'est pas de votre ressort. »

Méfiance accrue des juges

C'est l'un des autres noeuds du problème : qui pour prouver que vous souhaitiez bien relancer votre routeur pour travailler - et que vous n'étiez pas simplement en train de bricoler ? « Tout repose sur le droit de la preuve, insiste Jean-Emmanuel Ray, professeur émérite de droit du travail à Paris-I Panthéon-Sorbonne. La loi dit en substance qu'au bureau ou chez soi, c'est pareil - mais ça n'est pas du tout le cas ! Ce qui est surprenant, c'est que les rares décisions sont plus sévères à l'égard du télétravailleur que du travailleur. Les juges ne sont pas de doux rêveurs, et l'on sent la méfiance à l'égard du télétravailleur. »

Comme sur le lieu de travail historique, la lutte contre les accidents de travail à distance commence par la prévention. Mais comment faire lorsque le lieu de travail se résume par exemple à son salon, et que l'entreprise ne peut pas surveiller si vous avez un siège adapté, des prises aux normes et aucun obstacle au sol qui pourrait vous faire trébucher ? « Le domicile n'est pas du tout un lieu de travail comme un autre : le pouvoir patronal ne peut donc s'y exercer que marginalement, conclut-il. Cachez ce télétravail que je ne saurais voir, tentent de se convaincre le Code du travail et donc les juges, mais tôt ou tard, il faudra bien prendre le taureau par les cornes. »