Le coup de projecteur du gouvernement Barnier sur la santé mentale permettra-t-il de libérer la parole ? En milieu professionnel - où le sujet reste tabou alors que la détresse psychologique touche 42 % des salariés français, selon le dernier baromètre du cabinet Empreinte Humaine -, l'affaire est loin d'être gagnée tant cet enjeu de société se révèle complexe. Du reste, de quoi parle-t-on ? D'« un état dans lequel l'individu est capable de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d'être en mesure d'apporter une contribution à la communauté » définit l'OMS.

La santé mentale au travail - qui dépasse l'absence de troubles et les questions de qualité de vie professionnelle - se retrouve à la merci de facteurs qui, quand ils se font perturbants, engendrent moult problèmes d'absentéisme, de démissions, désengagement, etc. et coûtent en moyenne 3.000 euros par an et par collaborateur aux entreprises, avance Teale, une de ces start-up, comme Holivia ou Moodwork, qui se consacre au sujet. Comment faire en sorte qu'un signal de détresse se transforme en action managériale susceptible de régler le problème et surtout d'en prévenir d'autres ?

Six travailleurs français sur 10 ressentent du stress au moins une fois par semaine, selon le rapport « People at Work 2024 : l'étude Workforce View » menée par ADP Research, et ce sont les femmes, qui sont les plus atteintes.

On comprend alors qu'une ligne d'appel d'urgence peut être utile et une appli prometteuse, mais elles ne suffisent pas, à elles seules, à régler les problèmes de stress qu'engendrent les effets liés à l'incertitude, aux restructurations, aux complexités organisationnelles (notamment matricielles), aux « to-do » listes à rallonge et aux injonctions contradictoires.

Nécessairement, la réponse doit passer par un renouveau managérial et de l'attention humaine au sein même de l'entreprise. Afin de vite repérer l'irritabilité soudaine d'un collaborateur, comprendre, par exemple, qu'un deuil ou divorce douloureux, conjugué à de l'absence de reconnaissance ou d'un droit à l'erreur au travail, peut faire des ravages et surtout anticiper la survenue de troubles bien plus graves, de burn-out voire, cas ultimes, de suicides.

Difficile cependant, quand le management ne dispose pas des codes et outils nécessaires, de concilier les urgences de l'entreprise avec une capacité d'écoute permettant ensuite d'agir sur le bien-être individuel et collectif. « En masquant des dysfonctionnements systémiques, les problèmes détectés, crient [à voix toutefois feutrée, NDLR] que quelque chose doit changer », alerte Noémie Guerrin, autrice de « Prenez soin de votre santé mentale au travail… et celle des autres » (Vuibert). Pour changer les choses, il faudrait favoriser un climat de sécurité psychologique « qui rende acceptable de parler sans honte des vrais problèmes, sans les assimiler à une remise en cause totale de l'organisation », insiste François Véron, fondateur de Newfund.

Inspirants, les sportifs professionnels, à l'instar de la gymnaste Simone Biles, prouvent qu'il est possible de conjuguer vulnérabilité et performance. D'ailleurs, quelques dirigeants s'y essaient en partageant leurs expériences et fragilités sans pour autant remettre en question leurs image et légitimité. « Ce type de communication est clé en entreprise, où chacun vient chercher certes de l'argent mais aussi de l'épanouissement, des émotions, un sentiment de fierté et d'appartenance, une raison d'espérer… Autant d'attentes qui génèrent aussi des frictions, désillusions et souffrances », juge François Véron.

Plasticité des salariés

En France, le stress au travail relève de la responsabilité de l'employeur depuis 2008 et « le chef » reste perçu comme celui qui doit, pour ne pas être pris en défaut, régler tous les problèmes… rapidement. Or il s'avère que tout n'est pas réglable, par une seule personne, en un tournemain, d'autant que tout - porosité des sphères privée et professionnelle oblige - ne relève pas du travail. « Le sujet de la prévention est ignoré dans la peur panique de ce que l'on pourrait découvrir », affirme Magaly Simeon, fondatrice de la start-up Lilly facilite la vie. En un rien de temps, la gravité d'une situation peut en effet dégrader un climat social, dériver sur une voie judiciaire et altérer une réputation. Résultat : 31 % des salariés sondés par ADP constatent que leur employeur ne prend aucune mesure pour favoriser la santé mentale. Un tort.

Si tout tient, en dépit de cela, c'est parce que les individus, qui avancent plus vite que les organisations, font preuve de plasticité en adaptant contradictions et impératifs professionnels mais aussi personnels (aidance, etc.) aux cadres du travail plus ou moins rigides. Et cela est toléré par les entreprises.

Cependant un autre type de management, soucieux de préserver le « capital cérébral » (compétences créatives, santé optimale du cerveau) de chacun, doit s'imposer. « A un salarié qui pète les plombs, envoie des mails à trois heures du matin ou manque d'assiduité, on avait coutume d'opposer une régulation orale voire culturelle, aujourd'hui les data laissent des traces », avertit François Véron. Un changement notable dans le paradigme de la responsabilité.