Lassé de passer des heures devant son écran à gérer des développeurs de sites web dans une agence de communication, Julien Lesieur a décidé de tourner la page, à 33 ans, après douze années passées dans l'informatique. « Mon métier ne m'enrichissait plus. Cela n'avait plus de sens, ce stress pour des choses sans intérêt », raconte cet homme à la barbe fleurie.

Ce « viandard tendance côte de boeuf » qui « adore cuisiner », comme il se décrit lui-même, se laisse alors tenter par l'univers de la boucherie, un « métier très complet ». « Il faut désosser la viande puis décorer son rôti dans la vitrine et conseiller le client », décrit-il. En 2017, son CAP de boucher en poche, il passe cinq ans à apprendre les bons gestes avant de faire le grand saut et de racheter, en 2022 avec son frère Guillaume, la boucherie qui l'avait embauché à Elange en Moselle. Aujourd'hui, l'affaire, baptisée La Boucherie des frangins, est rentable, bénéficie des frontaliers du Luxembourg au pouvoir d'achat plus aisé et tourne avec 10 salariés.

Un second souffle

Même virage à 180 degrés pour Emmanuel Serreau à Parthenay dans les Deux-Sèvres. A 44 ans, ce père de famille se dit « satisfait » de sa reconversion, « en plus grande cohérence avec [lui]-même ». Diplômé d'un DESS en génie mécanique et productique, il passe les vingt premières années de sa carrière dans l'industrie au sein de grands groupes (Valéo, Lisi) dans des postes de plus en plus à responsabilité.

« J'étais poussé vers des fonctions de management qui m'éloignaient de ce que j'aimais : le terrain et les ateliers », explique-t-il. Il quitte son emploi et, de salons en rencontres, ce « bricoleur » se décide à reprendre en 2018 la Menuiserie Bodin qui emploie 12 salariés et réalise 2 millions d'euros de chiffre d'affaires. « L'expérience de ma vie précédente, dans le management et la gestion de projet, m'a beaucoup servi », estime celui qui a passé un CAP de menuiserie pour maîtriser le métier. Des tranches de vie comme celles-là, qui voient des cadres en milieu de vie décider de tout lâcher pour des métiers manuels, se multiplient. Quête de sens, désir de liberté et d'autonomie que ne permet pas le salariat ; retour à une vocation longtemps enfouie ; envie d'un second souffle la quarantaine passée…

A n'en pas douter, les témoignages abonderont lors de la dixième journée nationale de la reconversion, qui se tient ce jeudi à travers des événements organisés dans plus de 200 villes. Mis sous les projecteurs pendant la pandémie de Covid, ce mouvement ne s'est, contre toute attente, pas essoufflé. Au contraire. « Avant, c'était à la marge. Mais il y a un vrai phénomène qui s'est enclenché depuis le Covid et qui ne se dément pas », analyse Joel Fourny, le président des chambres des métiers et de l'artisanat. Parmi les nouveaux artisans, 15 % sont, selon ce réseau, d'anciens cadres ou professions libérales. L'organisme consulaire chouchoute particulièrement ces profils de Bac +4 ou Bac +5 en leur développant des formations spécifiques. Car l'enjeu de la transmission est majeur dans ce secteur : dans les dix prochaines années, les dirigeants de plus de 300.000 entreprises artisanales vont devoir passer la main.

« Ces reconversions sont une opportunité pour le secteur dont certains métiers sont en tension et dont nombre d'entreprises sont à reprendre », explique Joel Fourny. « Ces cadres ont des compétences très intéressantes en gestion, en informatique, en commerce international… C'est évidemment un plus pour l'artisanat », souligne-t-il.

« Il y a globalement de plus en plus de gens en changement de métiers. Ce qui était impossible pour un cadre il y a quinze ans l'est devenu », renchérit Maxime Bonpays, à la tête de Transitions Pro (ex-Fongecif). Une dynamique que la France a encouragée, notamment avec la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel en 2018. Depuis, les offres ont explosé aussi bien sur le marché privé (cabinets d'accompagnement, plateforme…) qu'en matière de dispositifs publics. Transitions Pro, géré par les partenaires sociaux et décliné dans les 18 régions, est le seul organisme habilité par l'Etat pourfinancer les reconversions professionnelles des salariés du privé. Au niveau national, plus de 260.000 salariés ont eu recours depuis 2019 aux deux dispositifs : le projet de transition professionnelle, qui permet de se voir financer la formation tout en conservant son salaire, et la démission-reconversion qui ouvre droit aux allocations-chômage sous conditions.

Les demandes pour les projets de transitions professionnelles sont passées de 25.000 en 2020 à 29.000 en 2024. Celles pour la démission-reconversion de 12.000 à 23.000. Dans la grande région Nouvelle-Aquitaine, par exemple, sur les 5.000 demandées en 2024, 4.000 ont pu être financées (pour un financement moyen de 27.000 euros comprenant la formation certifiante et le maintien du salaire sur environ huit mois). Parmi ces reconvertis professionnels, 20 % vont vers l'artisanat avec, en top 3, la menuiserie, le cuir maroquinerie et les tourneurs céramiques.

Prise de risque

Mais attention, les belles histoires ne doivent pas occulter la prise de risque. « Une belle reconversion suppose du travail derrière. Si c'est un coup de tête, ça ne marche pas. On ne s'improvise pas boucher. Le métier est difficile, on bosse quinze heures par jour - et parfois le dimanche - et on se retrouve lors du CAP au même niveau que les gamins de 16 ans. Ce n'est pas toujours facile », prévient Guillaume Lesieur. Selon une étude de l'Apec publiée en 2022, dans plus de six cas sur 10, le choix du cadre est de s'orienter vers un métier proche de son métier actuel car se reconvertir n'est pas perçu comme une démarche aisée. « Seuls 15 % des cadres ayant un projet de reconversion optent pour un métier radicalement différent », précise l'Apec qui multiplie les webinaires auprès des publics tentés de faire le grand saut et propose un conseil en évolution professionnelle gratuit et sur-mesure.

Aussi ardu soit le chemin vers le job de ses rêves, cette aspiration n'est pas près de s'arrêter. Selon le dernier baromètre sur l'emploi et la formation, réalisé par le CSA pour Centre Inffo (un opérateur de l'Etat spécialisé sur le sujet) et publié au printemps dernier, près de la moitié des actifs interrogés (49 %) envisage ou prépare une reconversion professionnelle. Une progression d'un point par rapport à 2023. Le secteur artisanal entend bien leur faire les yeux doux.